Faut-il dire aux élèves leurs quatre vérités ?

L’une des premières choses à apprendre aux jeunes, c’est que nous avons plusieurs chemins vers la vérité, et comme nous y arrivons par des chemins différents, nous la percevons du point de vue de notre chemin. Ce n’est pas la vérité qui est relative, c’est la variété de nos chemins qui fait la diversité des points de vue que nous avons sur elle. Ceux qui la rejettent en bloc en prétextant nos différences d’opinions ont, en fait, une conception monolithique. En comparant les quatre chemins que nous allons évoquer, nous pouvons mieux comprendre que repérer la variété des approches n’est pas du tout dire que la vérité n’existe pas.

Il me semble en effet qu’il y a quatre manières de pratiquer la vérité. Car nous n’avons pas toujours le même rapport à la vérité : il y en a qui nous impliquent personnellement, de près ou de loin, et d’autres qui sont des savoirs complètement extérieurs à nous. C’est la raison pour laquelle nous pouvons proposer aux élèves quatre différents rapports que le sujet connaissant peut entretenir avec la vérité : le savoir, le spectacle, l’expérimentation de type scientifique, et l’expérience personnelle.

Le savoir est, en soi, quelque chose d’extérieur au sujet. Savoir où Napoléon est mort, quelle est la valeur de π, comment se traduit « feeling », savoir ce qu’est un pronom relatif, tout cela n’affecte pas le sujet connaissant. Ce type de vérité peut l’intéresser intellectuellement sans qu’il soit le moins du monde concerné personnellement.

Théoriquement, c’est juste, mais il est bien des cas où, même dans ce type de vérités, notre auditoire peut se sentir concerné. S’il s’agit d’un fait historique (notre premier exemple), il y en a beaucoup vis-à-vis desquels les passions sont très vives parce que notre famille ou notre pays d’origine est concerné.

S’il s’agit de points de mathématiques, pour le grand public, il n’y a pas d’implication, mais, pour ceux qui connaissent Gödel et son théorème d’incomplétude, la vérité, même en mathématiques, peut s’imposer à nous sans le contrôle de la démonstration, par la seule force de sa transcendance.  Quant aux thèses scientifiques, elles peuvent avoir des conséquences pour nous : la démonstration selon laquelle l’univers a eu un commencement et aura une fin remet en cause le matérialisme et nous empêche d’éviter la question métaphysique de l’existence de Dieu. Il y a bien des blocages à l’accession du savoir, qui sont des blocages liés aux sujets qui pressentent les implications que ces vérités pourraient avoir sur leur vie.

Quant au sens des mots, non seulement dans une langue donnée, mais dans chaque discipline, c’est là que les enseignants ont un rôle, pour éveiller les élèves à l’esprit critique et à la précision du langage. Par leur contact quotidien avec les élèves dans la vie de l’établissement, les éducateurs ont aussi mille occasions de les aider à s’exprimer avec un langage d’adulte. Oser appeler les choses par leur nom, cela peut être une expérience de vérité difficile mais féconde.

Le spectacle est, à mon sens, encore plus important que le savoir, car les nouvelles générations vivent beaucoup plus du spectacle que du savoir : elles passent tellement de temps devant les écrans ! Leur relation au monde est celle de spectateurs. Qu’est-ce que cela implique ? – Deux choses : une certaine passivité, parce qu’on ne peut être à la fois spectateur et acteur, et ensuite, une relation fondamentalement émotionnelle avant d’être rationnelle et analytique. Or, dans une relation émotionnelle, nous sommes mus par ce qui nous émeut, sans que nous en contrôlions totalement les effets. La formation des élèves à la prise de distance à l’égard des procédés de manipulation des foules par les médias de l’image peut être une tâche passionnante pour des enseignants qui veulent aider les jeunes à acquérir une vraie liberté de jugement.

D’autre part, les spectacles ne sont pas nécessairement contraire à l’éducation de la liberté intérieure. Une représentation théâtrale peut donner à réfléchir, de même que tous les arts quels qu’ils soient.  L’art n’est-il pas aussi un lieu de combat pour les idées ? Mesurons-nous bien, dans nos projets pédagogiques interdisciplinaires, le rôle éducatif majeur de toutes les formes de spectacle ? Souvent, préoccupés que nous sommes par la préparation des élèves aux examens, nous perdons de vue ces matières qui, pourtant, forment en profondeur l’âme des élèves et la culture collective de leur génération.

L’expérimentation de type scientifique est celle que les élèves peuvent faire en laboratoire et dont ils entendent parler pendant les cours : elle a un caractère méthodique, artificiel, programmé. Ici, le rapport à la vérité semble le plus objectif et semble s’imposer par l’évidence des faits concrets. Il conviendra cependant de montrer comment d’habiles manipulateurs ont pu, parfois, faire passer pour vraies des expérimentations truquées. Dans l’histoire des sciences, il y a plusieurs choses intéressantes sur ce sujet. Cependant, attention ! Il est bon de sortir les jeunes de leur naïveté confiante et de leur montrer que le monde des adultes (que ces adultes soient des scientifiques, des religieux, des politiques, des journalistes, de grands auteurs, bref, tout ce qui devrait être respectable) est un monde plein de pièges, mais il convient de le faire avec prudence en prenant en considération l’âge et la culture du public auquel on s’adresse. Certes, il ne faut pas qu’ils soient si confiants qu’ils deviennent la proie du premier prédateur, mais il ne faudrait pas non plus qu’ils deviennent si méfiants qu’aucune transmission ne soit possible.

Dans notre pratique de la vérité, il reste enfin l’expérience personnelle : celle-ci implique le sujet et comporte un risque, celui d’en ressortir différent. De l’Antiquité, nous ne pouvons rien connaître par expérience personnelle : cela appartient au domaine du savoir ou du spectacle … ou du jeu de rôle ! On peut se déguiser et jouer avec les élèves un moment de l’Antiquité, bien-sûr, mais ce n’est pas une expérience absolument réelle. Nous avons bien des machines à remonter le temps : le jeu, le spectacle et la lecture, mais l’expérience personnelle au sens propre est d’une autre nature. La vie réelle n’est pleinement connaissable que par l’expérience personnelle. Ce qui fait la valeur de cette expérience, c’est la qualité de réflexion qui l’accompagne : nous pouvons apprendre aux élèves à relire une expérience et l’analyser (la relecture ignatienne !) pour voir ce qu’elle peut nous apprendre. Cela peut être un travail de groupe autant qu’une réflexion individuelle.

Mais aussi, prenons garde : le terme d’expérience peut parfois nous tromper. On parle souvent d’expérience pour quelque chose que l’on essayé, mais que l’on peut ensuite facilement laisser de côté sans que cela ait de conséquences. Par exemple, on incite les jeunes à faire une expérience de stage en entreprise pour une semaine, quinze jours, un mois. Ce que nous pouvons aussi leur apprendre, c’est qu’il y a aussi des expériences dont on ne revient pas indemne, parce qu’elles ont des conséquences profondes sur notre être intérieur, notre psychisme. Elles engagent notre émotivité, notre mémoire profonde, et, d’une certaine manière, façonnent notre être au-delà de ce que nous pouvons contrôler. Elles constituent donc une prise de risque. Bien des jeunes sont prêts à se lancer dans des expériences de sexualité sans assumer réellement les risques qu’ils courent et font courir aux autres. Pourquoi la multiplication de ces expériences rend-t-elle de plus en plus difficile le don de soi définitif dans le mariage ? C’est que l’on « se prête à une expérience », sans se donner. Apprendre à se donner, c’est autre chose. Il est vrai que l’usage des mots est assez souple et que nous parlons aussi de « l’expérience du don de soi ». Ceux qui ont donné un peu (ou beaucoup) de leur temps pour emmener des élèves sur d’autres continents, dans lieux de grande pauvreté pour y travailler ensemble, savent combien il est exaltant pour un jeune d’apprendre à se donner. Ils ont mouillé leur chemise ensemble, « ils en ont sué », ils ont fait avec leurs élèves une expérience personnelle de vérité.

Dans l’expérience personnelle, nous faisons corps avec la vérité. Le Cantique des cantiques nous aide à le comprendre, quand le poète dit que « l’amour est fort comme la mort » (Ct 8,6) : quand quelqu’un passe par la mort, il n’est plus le même, il y a un avant et un après. Quand on passe par l’amour, non pas par le biais d’un film ou d’un roman, mais par l’expérience personnelle du don de soi, il y a un avant et un après. Un véritable amour n’est-il pas aussi fort que la mort ?

Bernard de Castéra

Nous proposons une réflexion sur la vérité à chaque numéro de L’Aqueduc.

Vous pouvez retrouver les précédents articles ici :

Notre chemin de vérité

Le Maître de Vie et de Vérité

Etre vrai

Le Buisson ardent de la vérité

– Avez-vous fait des expériences de vérité ?

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