Les enjeux du Synode vus par le cardinal Vingt-Trois

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Le 17 juillet dernier, le Cardinal André Vingt-Trois a rencontré la communauté, à l’occasion des élections du conseil et du modérateur. Il avait alors partagé aux membres de la communauté présents cet éclairage précieux sur les enjeux du synode. Un texte fort au moment à relire au moment même où se rassemblent à Rome des évêques du monde entier pour ce synode sur la famille. Portons les pères synodaux dans notre prière ardente et confiante, et écoutons dans la joie ce que « l’Esprit dit aux Eglises » (Ap 2, 7).

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Je voudrais vous communiquer quelques réflexions au sujet du prochain synode, et en guise d’introduction essayer de vous proposer une lecture spirituelle de l’événement lui-même. La décision du Pape de mettre en œuvre un synode en deux sessions, donc une session au mois d’octobre 2014, une autre session au mois d’octobre 2015, avait été précédée d’une session des cardinaux au mois de février 2014, donc cela fait pratiquement 18 mois de cheminement. […] Je pense que dans l’intention du Pape, cet étalement dans le temps était destiné à permettre aux gens de faire un chemin. L’enjeu du synode est tellement important que la question ne peut pas être simplement de savoir si en trois semaines, on peut trouver une solution ! La question est de savoir comment la plus grande partie de l’Église se trouve engagée dans une transformation intérieure. […] Une chose est apparue clairement dans la première session du synode et va se poursuivre. Il y a trois niveaux de réalités différents et imbriqués l’un dans l’autre. Il y a ce que j’appellerais les convictions de la foi, par exemple, parmi les membres du synode, aucun n’avait de doute sur le fait que le mariage devait être indissoluble. Ensuite, il y a ce qui est de l’ordre de la morale, c’est-à-dire comment la foi se met en pratique.

Qu’est-ce que cela veut dire que le mariage doit être indissoluble ? Quelle conséquence cela entraîne dans l’ordre de la pratique ? Et là, on a des manières différentes d’apprécier les situations, pas simplement parce que l’on a des idées différentes, mais parce que les situations sont différentes. Et puis il y a le niveau des mœurs : ce qui se passe. On peut considérer que ce qui se passe n’est pas très moral, que la réflexion morale n’est pas toujours bien connectée avec la conviction de la foi, tout cela c’est possible, mais précisément notre travail ecclésial, c’est la transcription de la conviction de la foi dans un programme moral et dans la transformation des mœurs. Que cela soit un vaste programme et que nous n’ayons pas fini de le réaliser, j’en conviens volontiers, mais ce n’est pas parce que l’on n’est pas arrivé à une vision unifiée des mœurs que la foi n’est pas commune. Je vais prendre un exemple très simple. Dans la pratique, catholiques et orthodoxes sont à peu près convaincues du même modèle de sacramentalité du baptême et de la confirmation et de l’eucharistie. Dans les églises orientales, niveau pratique, moral, on baptise, on confirme et on fait communier les bébés, chez nous, non. On a bien une foi commune, on n’a pas une pratique commune. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas une pratique commune que l’on ne croit pas à la même chose. Notre instinct unanimiste répugne à accepter cette différence dans la mise en œuvre concrète des convictions communes. J’ai dit au synode -et là j’ai été entendu au moins par quelques auditeurs- que j’étais un peu surpris en entendant les pères synodaux s’exprimer parce que j’avais l’impression qu’ils parlaient comme si les églises orientales n’existaient pas. Or si le synode est un synode de l’Église catholique, il n’est pas un synode de l’Église latine, c’est un synode de l’ensemble de l’Église, et on ne peut pas faire comme si les questions auxquelles est confrontée l’Église latine étaient les questions de l’univers entier…

Par ailleurs, un certain nombre d’évêques africains ont fini par s’exprimer, mais ils avaient l’impression que ce qu’ils avaient à dire était décalé par rapport à ce qui se passait. Ils ne voyaient pas comment le dire… Il y quand même un évêque qui a fini par dire : tout ce que vous racontez est très intéressant, mais ce n’est pas mon problème, sauf si on considère que la polygamie successive est égale à la polygamie simultanée, mais moi mon problème, c’est la polygamie simultanée ! Alors tout le monde est riche de solutions théoriques, mais quand on passe à la pratique… On dit à un candidat au baptême polygame, il faut qu’il ne garde qu’une femme. Bien ! Évidemment, il ne va pas garder la plus âgée, donc il va mettre sur le trottoir une, deux ou trois femmes qui ont travaillé pour lui pendant des dizaines d’années, qui ont élevé ses enfants, et qui n’auront plus aucun statut car elles ne seront plus ses épouses, elles n’auront plus de famille, elles n’auront plus rien. C’est un acte profondément immoral. Dans l’histoire des hommes, il y a des situations pour lesquelles il n’y a pas de solution parce que l’on peut considérer que ce n’est pas une solution de demander à un homme qui veut être baptisé de faire un choix immoral. Et d’un autre côté, on ne peut pas dire que l’on va baptiser un polygame. Cela s’appelle en terme technique une aporie, c’est-à-dire qu’on ne sait pas comment en sortir. Il y a des situations dans l’existence humaine dont on ne sait pas comment sortir. On peut l’appliquer aux personnes divorcées-remariées, qui ont élevé des enfants, qui vivent honnêtement leur vie de ménage, etc. Va-t-on leur dire : il faut que tu abandonnes ta femme et tes enfants ? Est-ce que c’est moral ça ? Donc nous sommes confrontés à des situations où la logique, notre logique sacramentelle n’est pas applicable. Cela, c’est la responsabilité pastorale de l’Église. Comment allons-nous aider des gens à vivre selon le dynamisme qui est en eux, bien qu’il n’y ait pas de solution ? Comment va-t-on les accueillir ? Les accompagner ? Leur permettre de progresser dans leur vie, y compris dans leur vie spirituelle ? Même si ce progrès ne se concrétise pas par un geste sacramentel immédiat.

Ces questions sont celles auxquelles les gens sont confrontés, ce ne sont pas des questions de théologiens en chambre. Nous sommes invités par le travail du synode à nous remettre en face de ces situations sans solution, non pas pour dire que le Pape va trouver une solution magique qu’il énoncera avec autorité, mais pour dire que la transformation spirituelle à laquelle il nous invite, c’est précisément de partager cette situation sans solution. Il ne s’agit pas de dire : puisqu’il n’y a pas de solution, on ne veut pas connaître… Il n’y a pas de solution mais on veut connaître quand même ! Et on veut quand même en relation et en vie avec ces gens qui souffrent. C’est ce que le Pape a évoqué à plusieurs reprises à travers la catégorie de l’accompagnement. Qu’est-ce que l’on dit quand on parle d’accompagnement ? C’est un des thèmes très prégnants.

Une dernière chose : comment pouvons-nous avancer ? Il y aurait beaucoup à dire. D’abord, il faut que nous soyons capables d’évacuer de notre système mental si possible la fausse mauvaise conscience. Le problème n’est pas ce que le Christ demande, c’est ce que nous ne sommes pas capables de faire. Dit comme cela, tout le monde est d’accord, c’est évident. Il y a une solution qui a été trouvée par des théologiens ingénieux, c’est de dire : oui, le Christ demande cela, mais c’est un idéal ; autrement dit ce n’est pas fait pour être vécu, ou alors, avec la proximité de la ligne d’horizon qui s’éloigne à mesure que l’on s’approche. Mais enfin le réalisme et la forme très définies des expressions du Christ sont bien dans l’évangile : il ne dit pas je vais vous présenter un idéal, mais je sais très bien que vous ne pouvez pas vous en servir. Il présente un idéal dans sa force, que cela soit dans les Béatitudes, dans le sermon sur la montagne, dans la controverse au sujet du divorce. Il présente des objectifs à vivre pas à peindre. Donc je n’accepte pas de me mettre dans la situation où on dit : l’Église est la source du problème. Ce n’est pas l’Église qui est la source du problème. La source du problème c’est que des hommes et des femmes n’arrivent pas à vivre ensemble. Si l’Église a un problème, c’est dans sa capacité d’assumer cette situation, mais elle n’est pas à l’origine de la situation. Aussi, toutes les formules que l’on pourrait imaginer qui consisteraient à dire : ne vous inquiétez pas, on efface tout et on recommence, ne correspondent pas à la réalité. Puisque la vie est difficile ont va changer la vie, oui d’accord… mais changer la vie qu’est-ce que cela veut dire ? Se purger de cette mauvaise conscience est une façon d’évacuer notre responsabilité. Notre responsabilité n’est pas que des gens vivent des situations difficiles ou douloureuses, elle est dans notre capacité d’être avec eux, de les accompagner, de les aider à vivre. Ce n’est pas nous qui installons la trahison dans l’amour, qui installons les crises familiales, etc. Ce n’est pas parce que le Christ invite à la sainteté qu’il y a des pécheurs ! C’est quand même cela que cela veut dire ! Ou alors on dit le Christ invite à la sainteté : c’est un idéal, on sait bien que personne n’y arrivera. Alors on essaye… A Rome, on essaye de montrer que c’est possible en déclarant qu’il y en a qui sont saints, donc ça pose des problèmes… cela veut dire qu’il y en a qui y sont arrivés quand même ! C’est pour encourager les autres, c’est possible ! On ne peut pas dire que ce n’est pas possible.

Ce n’est donc pas l’appel du Christ à la sainteté qui est le problème, c’est notre capacité à y répondre. Le travail pastoral de l’Église n’est pas de dire : ne vous inquiétez pas, on va raboter un peu ce qu’il y a de trop fort dans l’Évangile pour que vous puissiez quand même tous vous y retrouver… Vous vous disiez, bien sûr on n’est pas parfaits mais enfin comme Jésus aime bien les gens qui ne sont pas parfaits, on reste dans la course, tout va bien… Je crois qu’il faut que nous ayons le courage de cette réalité de la parole de Dieu, de cette force de la parole de Dieu. Le Christ nous dit : c’est ce que Dieu demande. Que nous ne soyons pas capables de l’accomplir, cela va de soi, mais ce n’est pas pour cela qu’il faut dire que Dieu s’est trompé.

Donc premier objectif : se remettre devant l’absolu de l’appel de Dieu. Deuxième objectif : ouvrir le plus possible notre pratique de l’Église au dialogue et à l’accompagnement des personnes en difficulté. Dans toutes les sociétés, de tout temps, les situations irrégulières ou anormales ont toujours été marginalisées. Je ne vais pas rappeler quelle était la situation d’une fille-mère il y a 50 ans en France… A l’âge de nos grands-mères, les divorcés n’étaient pas invités à dîner. Mais ce n’est pas dans l’Évangile. Il faut donc que constamment nous soyons ramenés à cette attitude pastorale du Christ qui n’a pas fui devant les pécheurs mais qui est venu partager leur condition. Depuis son baptême, où l’évangile de saint Luc nous dit « qu’il a pris rang parmi les pécheurs » jusqu’à la fin de sa vie, il a continuellement été au-devant de ceux qui étaient en difficulté. C’est cela que le Pape veut dynamiser dans l’Église : cette volonté d’aller auprès de ceux qui sont les plus mal placés, les plus mal situés, les plus mal à l’aise, et de leur apporter de l’aide. Et troisièmement, redonner dans l’Église d’abord, et à travers l’Église ensuite, de la force à l’appel à la conversion. Il faut que les chrétiens prennent conscience de plus en plus que l’annonce de la bonne nouvelle est l’appel à la conversion. L’évangile de Marc commence comme cela : « le royaume de Dieu s’est fait proche, convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle » (Mc 1,15). C’est ce que nous faisons au moment du carême, mais on le fait peut-être de façon un peu formelle. Comment allons-nous convertir notre vie ? Comment va-t-on se laisser convertir dans notre vie ? Cet appel à la conversion nous aide à comprendre que pour tout homme et toute femme, il y a des changements possibles, il y a des améliorations possibles, il y a des signes de changement de vie qui peuvent venir.

Enfin, la capacité d’action de grâce que nous devons avoir pour tous ceux et toutes celles qui vivent joyeusement avec force leur amour conjugal, leur amour familial, que nous soyons heureux de la joie des familles. Que la famille qui rassemblent ses enfants, qui les fait grandir, qui leur permet de trouver leur propre place dans le monde, que cette famille soit un sujet d’action de grâce et de remerciements, car c’est le signe que l’homme et la femme ont un chemin de sainteté dans leur vie conjugale.

 

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