La liturgie : l’Église en prière

Privés de la participation à la messe et aux sacrements pendant plus de deux mois, beaucoup ont pris conscience au printemps 2020 de l’importance de la liturgie dans leur vie. Il peut être utile d’en revisiter les fondements.

(Article extrait d’Il est vivant! n°348)

Par LE PÈRE PASCAL THUILLIER

Pere Pascal Thuillier portrait ievL’AUTEUR

Pascal Thuillier, ordonné prêtre en 1998, est formateur au séminaire de Paris et chargé d’enseignement en théologie sacramentaire et liturgie à l’Institut catholique de Paris et à la Faculté Notre-Dame du Collège des Bernardins.

L’œuvre de Dieu et de l’homme

Parler de liturgie, c’est instinctivement amener à nos esprits des images de cérémonies à l’église, en l’occurrence la messe pour les catholiques “pratiquants”. Ce sont aussi, pour les mêmes et pour les fidèles plus occasionnels, les autres sacrements liés aux grandes étapes de la vie de tout homme : la naissance, le passage à l’âge adulte, l’amour et la mort. À ces images sont associés des rites, c’est-à-dire des actions symboliques, composées de paroles, de gestes, d’objets, d’actions répétées régulièrement selon des formes déterminées et stables. Elles sont prescrites par une institution, l’Église, et mises en œuvre au sein d’une communauté.

L’étymologie confirme cette approche. D’usage relativement récent – à partir de la fin de la Renaissance – le mot liturgie provient de la transcription du terme grec, leiturgia, composé de leitos, qui appartient au peuple, et de ergon, œuvre. La liturgie, c’est donc « l’œuvre du peuple », une œuvre que des hommes accomplissent à l’égard de Dieu en l’occurrence. On est assez naturellement renvoyé à l’idée du culte que les hommes rendent à la divinité. Il s’agit là d’un processus ascendant en quelque sorte. En ce sens, bien des religions ont des rites liturgiques.

Mais cette voie est incomplète. Elle ne rend pas suffisamment compte de la spécificité de la Révélation judéo-chrétienne pour laquelle Dieu n’est pas seulement transcendant et infiniment éloigné, mais il est celui qui s’est engagé concrètement dans l’histoire des hommes, pour en faire des partenaires et entrer en dialogue avec eux – un processus descendant donc – et ce dialogue atteint son sommet dans le Christ Jésus.

La continuation de l’histoire du salut

Au XXe siècle, de nombreux auteurs ont tenté de repenser la liturgie en manifestant davantage l’œuvre de Dieu qui s’accomplit en elle. La meilleure définition de la liturgie nous est désormais transmise dans la constitution du concile Vatican II sur la liturgie Sacrosanctum Concilium au n° 7 : « La liturgie est considérée comme l’exercice de la fonction sacerdotale de Jésus Christ, exercice dans lequel la sanctification de l’homme est signifiée par des signes sensibles et réalisée d’une manière propre à chacun d’eux, et dans lequel le culte public intégral est exercé par le corps mystique de Jésus Christ, c’est-à-dire par le Chef et par ses membres. »

En d’autres termes, la liturgie apparaît comme une réalité mystérieuse, mystère de la grâce et du salut offert de la part du Père, par le Christ, dans l’Esprit, comme continuation et prolongement de l’histoire du salut. Elle est une action du sacerdoce du Christ confié à l’Église, mise en œuvre dans l’espace et dans le temps pour la sanctification des hommes et le culte qu’ils rendent à Dieu. Pour ressaisir tous ces aspects, on peut dire que la liturgie, c’est, selon l’expression d’un des promoteurs du mouvement liturgique bien connu en France1, « l’Église en prière ».

Aux racines de la liturgie

À l’origine de la liturgie chrétienne, il y a le commandement du Seigneur Jésus : « Faites cela en mémoire de moi. » Mais la question est de savoir ce que signifie cela ! Nous disposons de quatre récits de la “Tradition de Jésus” décrivant l’institution de l’Eucharistie au cours de la dernière cène : saint Paul (I Co 11, 23-26), saint Luc (22, 14-20), saint Marc (14, 20-25) et saint Matthieu (26, 26-29). La concordance, la symétrie mais aussi les écarts révèlent la présence d’éléments liturgiques juifs qui se conjuguent aux paroles et aux gestes du Christ. Le cadre de cette institution est celui d’un repas rituel juif : le repas pascal, celui qui commémore la sortie du peuple hébreu esclave en Égypte (Ex 12 et 13). Ce repas était

marqué par une forte dimension d’action de grâce et par le rappel des événements commémorés. L’aspect mémorial est décisif car, par l’évocation des événements passés, l’action de Dieu y est en même temps actualisée. Autrement dit, chez les juifs, en renouvelant rituellement le dernier repas qui précède et préfigure la sortie d’Égypte, la célébration annuelle de la Pâque rend présent l’événement du passage de la Mer Rouge. Chaque année, le peuple hébreu manifeste ainsi que Dieu continue de l’accompagner vers la libération messianique. On a donc une sorte de système à trois dimensions en relation les unes avec les autres :

1. un signe (le dernier repas en Égypte prescrit en détail par Dieu lui-même),

2. l’événement historique unique (le passage de la Mer Rouge et la libération de l’esclavage de Pharaon),

3. un rite accompli dans le temps (la célébration annuelle de la Pâque juive). La mise en œuvre du rite selon les modalités du signe permet de rendre présent dans le temps et l’espace l’événement historique unique. La ritualité chrétienne fonctionnera sur le même schéma.

La liturgie eucharistique telle que nous la connaissons dans notre tradition chrétienne catholique n’est donc pas le fruit d’une génération spontanée. Pas plus que le Seigneur n’a laissé le mémorial de son corps et de son sang, sans s’appuyer sur une ritualité antérieure, de même les premières communautés chrétiennes n’ont pas inventé leurs propres rites ex nihilo. Cette ritualité s’est bâtie à la fois sur des constantes anthropologiques mais surtout sur un arrière-fond de liturgie juive. Plus qu’à la liturgie du Temple d’ailleurs, c’est aux liturgies synagogales et domestiques que la liturgie chrétienne a puisé dans un premier temps.

Pour simplifier, de la liturgie synagogale, la liturgie chrétienne a retenu des structures d’offices qui avaient lieu certains jours (jours de marché et sabbat) et à certaines heures (matin, midi et soir). Ces offices comportaient une liturgie de la parole (une lecture de la Loi, une des prophètes, un sermon) ainsi qu’une prière d’action de grâce et de supplication. De la ritualité domestique chez les juifs, les premières communautés ont retenu des éléments de liturgies festives des repas (ablutions, bénédiction sur une coupe de vin, bénédiction sur le pain, bénédictions après le repas).

Progressivement, les chrétiens vont se détacher des structures originelles juives mais il en restera des traces. Les plus anciennes prières eucharistiques connues en témoignent. À côté des dimensions initiales d’action de grâce (en grec : eucharistein, rendre grâce), de mémorial (en grec, anamnesis, faire mémoire), on constate que les textes se développent et que la foi trinitaire s’y manifeste notamment avec le développement de l’épiclèse (appel de l’Esprit), etc.

Mosaique tabgha iev
Mosaïque de Tabgha (Israël), représentant le miracle de la multiplication des pains (Marc 6, 30-44).

Le sens de la liturgie

La liturgie est un agir. L’acte de la liturgie constitue la célébration, une action composée de multiples paroles et de gestes qui constituent un univers symbolique efficace. Le concile Vatican II affirme : « Toute célébration liturgique, en tant qu’œuvre du Christ prêtre et de son corps qui est l’Église, est l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Église ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré » (Constitution sur la liturgie, n° 7). Reste encore à préciser ce qu’est cette œuvre du Christ et de son corps.

Le mystère pascal du Christ rendu présent

Chaque célébration liturgique manifeste et rend présent l’unique mystère du Christ, mort sur la croix et ressuscité, à partir duquel le salut nous atteint aujourd’hui à travers des paroles et des gestes. Le schéma rituel de la liturgie chrétienne fonctionne alors selon un schéma analogue à la liturgie juive, à la différence majeure que l’événement dont on parle ici n’est plus la libération d’Égypte, mais le mystère pascal. On retrouve donc notre système à trois dimensions :

1. un signe (la dernière cène),

2. un événement historique unique (la mort et la résurrection du Christ),

3. un rite accompli dans le temps (la célébration dominicale puis annuelle de la Pâque du Seigneur).

Ainsi, en célébrant l’Eucharistie, c’est-à-dire en renouvelant dans les actions liturgiques ce que Jésus a accompli à la dernière cène, est rendu présent ici et maintenant, réellement, à travers le temps et l’espace, pour toutes les générations jusqu’à la fin du monde, le mystère pascal du Christ, autrement dit son sacrifice accompli une fois pour toutes, pour nous, il y a plus de 2000 ans : sa passion, sa résurrection, et aussi sa glorification, l’envoi de l’Esprit… Chacun peut alors prendre sa place dans l’histoire du salut. Grâce à la liturgie, chacun est invité à passer par la mort avec le Christ pour ressusciter avec lui. C’est le sens de la veillée pascale que nous célébrons chaque année dans la nuit de Pâques. C’est aussi le sens du baptême. Chacune de nos vies devient alors une histoire sainte.

L’année liturgique s’inscrit dans la même dynamique en rendant présents, dimanche après dimanche, la prédication de Jésus et les signes qu’il a accomplis en annonçant l’avènement du Royaume. Il en va de même pour les sacrements qui, selon les modalités propres aux nécessités de la vie humaine, nous permettent d’être toujours davantage introduits dans la plénitude du mystère du Christ. La liturgie célébrée aujourd’hui rend donc présents des événements passés et nous en donne comme un avant-goût de la liturgie céleste qui se prolongera au Ciel dans l’éternité : le festin des noces de l’Agneau dont parle le Livre de l’Apocalypse.

Les grandes étapes de l’histoire de la liturgie

L’histoire de la liturgie est complexe. C’est une discipline en soi ! On pourrait partir pour l’Eucharistie par exemple, des sources juives et bibliques, puis examiner les premiers développements des paléo-anaphores (les plus anciennes prières eucharistiques, à la base des grandes “familles liturgiques” orientales et occidentales), ainsi que l’apport des Pères de l’Église. On pourrait ensuite s’attarder sur la longue époque médiévale qui s’achève avec la Réforme et le temps de la Contre- Réforme, et enfin Vatican II et ses conséquences. Mais plutôt que de procéder à un catalogue, il est peut-être plus parlant de repérer les grands mouvements qui structurent cette histoire.

À l’origine, les premières communautés chrétiennes se réunissent à un rythme hebdomadaire pour commémorer la mort et la résurrection du Seigneur, le premier jour de la semaine donc, le dimanche. Très vite, dans les premières années du IIe siècle, s’instaure une célébration particulière de la Pâque annuelle. Après bien des péripéties, la date de Pâques s’impose le dimanche au IIIe siècle en se détachant ainsi de la Pâque juive (le 14e jour du mois de nisan). À partir du IVe siècle à Jérusalem, l’unique veillée de Pâques au cours de laquelle on faisait mémoire de l’ensemble du mystère pascal va, peu à peu, se distribuer dans le « triduum sacré du Seigneur crucifié, enseveli et ressuscité ». Apparaissent quelques décennies plus tard la mémoire de la cène, et l’ensemble de la semaine sainte, puis le reste de l’année liturgique va se déployer (temps pascal, carême, Noël…).

Ce qui est intéressant dans ces processus, c’est que, d’une approche concentrée et symbolique, on a progressivement évolué vers une approche plus déployée et historique avec imitation de certaines séquences de la vie du Christ plus ou moins théâtralisées. Ce mécanisme va se poursuivre durant la longue période du Moyen Âge. Pour simplifier à l’extrême, on pourrait dire que jusqu’au IXe siècle, la liturgie est comprise selon le modèle des Pères, appelons-le “symbolique”, au sens fort de “ce qui unit”, de ce qui rend réellement présent, et non au sens dégradé actuel de négligeable (comme on parle du franc symbolique !). Saint Léon le Grand résume cette approche en disant : « Ce qui était visible chez notre Rédempteur est passé dans les mystères » (Homélie pour l’Ascension). La liturgie rend présents les mystères du Christ.

Par la suite, on va essayer de comprendre. Si nous croyons par exemple que le corps du Christ est présent dans le sacrement de l’Eucharistie, la question est de savoir comment en rendre compte. Ces aspects vont nourrir la réflexion théologique tout au long de l’histoire jusqu’à nos jours, mais spécialement à partir du Moyen Âge. Il faut dire que cette époque soulignait particulièrement la nécessité des sacrements pour le salut : c’est grâce à la communion (liée à la confession) qu’on pouvait éviter l’enfer. Spirituellement, l’attention va se focaliser surtout sur les souffrances du Christ, à savoir sa passion et sa mort, considérées comme causes du salut. Sur le plan rituel, celui des cérémonies des sacrements, on va alors mettre en avant certains éléments qui deviennent prédominants. L’observation stricte de ces éléments par le prêtre est considérée comme la condition pour que la grâce soit bien conférée par Dieu.

Mais ce modèle médiéval, oubliant les fines explications d’un saint Thomas d’Aquin, va se durcir peu à peu. On en vient à considérer les rites de la messe comme l’appareil cérémoniel enchâssant le “joyau” de la consécration, le sommet de la célébration qu’il convient de respecter scrupuleusement pour que la validité du sacrement soit assurée. Ce processus conduit à réduire la liturgie à une pratique des rubriques qui concerne le prêtre avant tout. Du côté des fidèles, on privilégie donc l’efficacité de la grâce. Ainsi dans cette vision où l’on vise le bien de l’âme, recevoir les sacrements et notamment la “sainte communion” est le moyen d’obtenir la grâce : les sacrements sont abordés comme des actes privés nécessaires au salut et que le clergé a la charge “d’administrer”. Les fidèles ne comprenant plus le latin, ils sont de moins en moins associés à la liturgie : ils “assistent” à une action sacrée qui est réalisée pour leur salut mais qui se célèbre sans eux. La période qui suit le concile de Trente (1545-1563) va développer une approche “mystique” de cette assistance à la messe et de grands auteurs spirituels, tels un François de Sales ou un Jean-Jacques Ollier, y apportent une contribution de grande élévation.

La dimension communautaire retrouvée

Sans porter de jugement sur des évolutions qui font partie de notre histoire et qui continuent parfois de façonner aujourd’hui certaines représentations de la messe, il faut noter que le grand courant d’idées, que l’on désigne comme mouvement liturgique, a consisté pour une large part à déplacer les approches de la liturgie. Grâce notamment à une relecture de l’histoire du culte dans les premiers siècles, ce mouvement a permis en première ligne de retrouver la dimension communautaire fondamentale de la liturgie chrétienne. Ainsi, c’est dès le milieu du XIXe siècle, que certaines grandes voix, dont celle de l’abbé de Solesmes Dom Prosper Guéranger, ont mis en évidence que les fidèles avaient été en quelque sorte “coupés” de la liturgie.

Progressivement des liturgistes érudits ont retrouvé et analysé de nombreuses sources anciennes, tandis que les renouveaux biblique et patristique venaient appuyer le travail sur les sources anciennes de la liturgie. Au XXe siècle, c’est grâce à de grandes figures, qui étaient souvent membres des ordres religieux, que le mouvement liturgique se déploie : parmi beaucoup d’autres, on peut citer au moins les bénédictins Lambert Beauduin (1873-1960) et Odon Casel (1886-1948), les dominicains Aimon-Marie Roguet (1906-1991), Yves Congar (1904-1995), Marie- Dominique Chenu (1895-1990) et Pierre-Marie Gy (1922-2004), les jésuites Paul Doncoeur (1880- 1961) et Jean Daniélou (1905-1974) ou encore l’oratorien Louis Bouyer (1913-2004).

Non sans parfois avoir tendance à idéaliser la liturgie de l’époque patristique considérée comme un “âge d’or”, ils ont opéré un “ressourcement en tradition” puisant une nouvelle compréhension de la vie liturgique à partir des Écritures et des écrits des Pères de l’Église. Par ce moyen, ils ont ouvert la voie à une revalorisation de la place décisive de la Parole de Dieu mais également à la redécouverte de l’exercice du sacerdoce commun des fidèles dans et par la liturgie, une dimension centrale de la vie chrétienne, affirmée notamment par la Constitution sur l’Église de Vatican II (en particulier dans les n. 10-11).

C’est en effet l’assemblée liturgique qui est le « sujet intégral » de l’action liturgique qui manifeste le corps du Christ qui est l’Église.

Sur ce renouvellement des approches, pour beaucoup dès la fin des années cinquante, il apparaissait clair qu’une réforme générale de la liturgie était nécessaire. Une telle révision générale des institutions liturgiques avait d’ailleurs été déjà envisagée très clairement par saint Pie X avant la première guerre mondiale. De saint Pie X, le mouvement liturgique retiendra notamment le thème de la « participation active » (voir encadré page 12) qui en est un leitmotiv et qui constitue l’un des axes centraux de la Constitution sur la liturgie de Vatican II mais aussi de la réforme qui a remodelé les livres liturgiques dont nous vivons aujourd’hui.

La double forme du rite romain

Avant le motu proprio Summorum Pontificum de Benoît XVI publié le 7 juillet 2007, faire le choix de la messe célébrée selon le missel de 1962, autrement dit choisir la messe dite de saint Pie V ou encore “la messe en latin” au sens commun, c’était poser un acte symbolique qui démarquait de quelque manière du reste de la vie de l’Église. Parfois, ce choix relevait d’aspirations esthétiques associées à un “style”, une ambiance, une tonalité où se croisait par exemple l’amour de la langue latine, du chant grégorien, de cantiques (souvent composés dans les années 1930- 1950), façonnant une mémoire et des représentations religieuses et affectives. Il est assez fréquent alors dans ce contexte de faire appel à la notion de “sacré” pour justifier un attachement aux formes liturgiques issues des réformes du concile de Trente (1545-1563).

Mais le plus souvent – et en même temps – ce choix comportait une part de contestation à l’égard des transformations issues du concile Vatican II. Les plus anciens se souviennent des réactions violentes qui ont douloureusement marqué l’Église notamment en France. La question liturgique a fini par coaguler des méfiances et des refus de l’œuvre réformatrice de Vatican II. Le rapport à la messe dite “tridentine” est devenu en définitive le signe d’une nostalgie à l’égard du régime dit de “chrétienté” où l’Église catholique dominait la société. La messe en est devenue le symbole d’une manière pour les catholiques de se situer dans un monde de plus en plus sécularisé.

De là, une tentation d’établir des relations de causalité était grande : si l’Église change la messe, c’est parce qu’elle capitule devant un monde qui se déchristianise, et réciproquement, si l’Église perd son influence, c’est parce qu’elle a abandonné la “messe de toujours”. En simplifiant, les deux messes sont devenues en quelque sorte les étendards de deux camps : d’un côté, les tenants de la foi et de la “messe de toujours”, présentés comme “traditionalistes” (et qui sont en réalité souvent – à leur corps défendant – influencés par bien des convictions du mouvement liturgique) ; de l’autre, les tenants d’une adaptation au monde contemporain, présentés comme “progressistes”.

Conscient des dangers d’une fracture dans la communion de l’Église, et parce que l’Eucharistie est sacrement d’unité, le pape Jean Paul II avait, dès 1984, puis à nouveau en 1988, accordé la possibilité de célébrer la messe selon le missel antérieur à la réforme de Vatican II.

Ce qui était de l’ordre de la concession avec Jean Paul II est devenu un droit avec son successeur. Près de quarante ans après la promulgation du Missel romain rénové, dans un souci d’apaisement pastoral, le pape Benoît XVI a introduit une distinction inédite dans l’histoire :

« Le Missel romain promulgué par Paul VI est l’expression ordinaire de la lex orandi de l’Église catholique de rite latin. Le Missel romain promulgué par saint Pie V et réédité par le bienheureux Jean XXIII doit être considéré comme expression extraordinaire de la même lex orandi de l’Église et être honoré en raison de son usage vénérable et antique. Ces deux expressions de la lex orandi de l’Église n’induisent aucune division de la lex credendi de l’Église ; ce sont en effet deux mises en œuvre de l’unique rite romain. Il est donc permis de célébrer le sacrifice de la Messe suivant l’édition type du Missel romain promulguée par le bienheureux Jean XXIII en 1962 et jamais abrogée, en tant que forme extraordinaire de la liturgie de l’Église. »2

La question du droit ouvre donc sur celle de l’usage du droit : que la loi de l’Église autorise à célébrer selon les deux formes n’entraîne pas que ces deux formes soient équivalentes et laissées à l’arbitraire des préférences, voire aux caprices des individus. La liturgie n’est pas une affaire personnelle laissée à la subjectivité de chacun. Dans la liturgie, l’Église continue l’œuvre du salut comme le souligne la Constitution sur la liturgie (n° 6) :

« Jamais, l’Église n’omit de se réunir pour célébrer le mystère pascal ; en lisant “dans toutes les Écritures ce qui le concernait” (Lc 24, 27), en célébrant l’Eucharistie dans laquelle “sont rendus présents la victoire et le triomphe de sa mort” et en rendant en même temps grâces “à Dieu pour son don ineffable” (2 Co 9, 15) dans le Christ Jésus “pour la louange de sa gloire” (Ep 1, 12) par la puissance de l’Esprit Saint. »

Dans un monde contemporain où le régime habituel est celui du libre-choix et d’une grande distance à l’égard des institutions régulatrices y compris sur le plan ecclésial, la vigilance sur les manières de célébrer et le discernement quant à l’impact des pratiques est absolument nécessaire.

Le bien des fidèles pour lesquels l’attachement à la forme extraordinaire est important doit être pris en compte. Cependant la vie liturgique est indissociable de la vie en Église et donc de la communion. Comme le notait le cardinal André Vingt-Trois le 26 octobre 2006 lors du 50e anniversaire de l’Institut supérieur de liturgie à l’Institut catholique de Paris :

« Si la controverse liturgique a joué aussi fortement ce rôle de paravent pour un autre débat, c’est bien parce que la liturgie est aussi un révélateur de l’expérience de la communion ecclésiale. Elle n’est pas un spectacle dont on pourrait critiquer à loisir le programme et la distribution et corriger les partitions. Elle est l’expression de la foi et de la communion de l’Église. Elle est, en régime chrétien, l’action constitutive de l’Église. »3

Ce qui vaut pour les rites en général, vaut donc pour la forme extraordinaire en particulier, mais aussi pour les styles propres à toutes les traditions paroissiales, aux communautés, familles spirituelles ou instituts. La période de crise sanitaire que nous avons traversée en 2020 a aussi été le révélateur de nos manières de nous situer par rapport à la liturgie, et notamment au sacrement de l’Eucharistie. Le recours aux réseaux sociaux pour retransmettre des offices où le célébrant est seul face à la caméra, la mise en ligne de célébrations en différé, tout cela demande à être examiné car rien n’est neutre en ce domaine. Les rites sont en ce sens “dangereux” car ils façonnent toujours une identité.

Quelle Église voulons-nous ? L’articulation entre ritualité, charité pastorale et communion ecclésiale est ici décisive dans les discernements à opérer. Les enjeux sont considérables.

1. Aimé-Georges Martimort (1911-2000).

2. Benoît XVI, Motu Proprio Summorum Pontificum sur la liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970 (7 juillet 2007) | BENOÎT XVI [en ligne], no 1, URL : https://bit.ly/30rQ7Ce

3. André Vingt-Trois, Intervention à l’occasion du 50e anniversaire de l’Institut Supérieur de Liturgie de l’Institut Catholique de Paris – 26 octobre 2006. Consulté sur : https://www.paris. catholique.fr/456-Intervention-de-Mgr-Andre.html.

VATICAN II : L’ESPRIT DE LA RÉFORME LITURGIQUE

« L’Église est une communauté de prière ; elle est un peuple chez lequel la foi et la grâce font fleurir la vie intérieure et spirituelle. Si nous introduisons quelques simplifications dans les expressions extérieures du culte et si nous cherchons à le rendre plus compréhensible à nos fidèles et plus proches de leur langage actuel, nous n’entendons nullement diminuer l’importance de la prière ni faire passer après les autres soucis du ministère sacré ou des activités pastorales, ni amoindrir sa force d’expression… Nous voulons, au contraire, lui donner plus de pureté et d’authenticité, la rapprocher de ses sources de vérité et de grâce, et lui permettre de devenir le patrimoine spirituel du peuple chrétien.»

PAUL VI, DISCOURS LORS DE LA PROMULGATION DE LA CONSTITUTION SUR LA SAINTE LITURGIE, 4 Décembre 1963

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