Prêtre, aumônier du Rocher pendant 8 ans, Gabriel Priou est curé dans les quartiers nord de Marseille.
C’est l’Évangile qui nous invite à cette audace de la rencontre. Quel passage est-il spécialement parlant ?
L’épisode de la Samaritaine est emblématique (Jean, 4). Jésus se trouve dans un lieu hostile pour les Juifs, la Samarie. Fatigué par la marche, il s’assied auprès d’un puits. Il est midi, et une femme vient puiser de l’eau. Jésus comprend qu’elle est vulnérable. Si elle vient puiser de l’eau à midi, c’est pour éviter ses congénères. Cherchant à entrer en relation avec elle, il adopte une attitude d’humilité et de dépendance à son égard. Il l’aborde en lui demandant ce qu’elle est capable de faire pour lui : « Donne-moi à boire. » Mais d’emblée, la femme met des obstacles dans cette relation naissante : « Comment toi, qui es Juif, me demandes-tu à boire, à moi qui suis une femme samaritaine ? » Mal dans sa peau, elle est emprisonnée dans un carcan culturel. Jésus, qui est doux et humble de cœur, écoute avec patience tous ses arguments sans chercher à la contredire. Car au-delà du discours, il a un profond respect pour la personne. Puis il lui déclare : « Si tu savais le don de Dieu et quel est celui qui te parle. » Jésus s’adresse à une personne, à un être libre. Comme la Vierge Marie le fera à Lourdes avec Bernadette : « Elle me parlait comme une personne parle à une personne », dira-t-elle. C’est-à-dire dans un profond respect de la dignité de l’autre. Cette Samaritaine, elle, se sent indigne. Dans son village, elle est considérée comme une prostituée et on la fuit. Mais aux yeux de Dieu, toute personne conserve sa dignité, quelle que soit son histoire.
Que dire de la pédagogie de Jésus à travers cette rencontre ?
Par le respect dont il fait preuve à l’égard de cette femme, Jésus parvient, sans jamais rien forcer, à rétablir une relation qui avait été brisée. Il peut alors poser un pas de plus : « Appelle ton mari. » La femme, se sent rejointe dans sa vie. C’est pourquoi elle a la force de lui répondre : « Je n’ai pas de mari. » Jésus l’encourage et l’accueille dans la vérité de sa parole. Il va ensuite lui révéler qui elle est et ainsi, la rejoindre dans sa conscience profonde sans la blesser. Par son attitude empreinte de patience et de respect, Jésus redonne à cette femme la conscience de sa dignité de personne capable de relation1.
Comment s’inspirer de cette pédagogie ?
Pendant le confinement, j’ai été frappé par le fait que, comme on ne bougeait plus, nous étions invités à entrer dans des relations de proximité. Plus d’avion, plus de train, plus de déplacements à l’extérieur. Cela a créé une obligation à retourner au réel de notre vie et à la proximité. Il me semble que Dieu nous rappelle ainsi la pédagogie de la relation au réel, et l’importance de « vivre avec ». Au Rocher, cela nous renvoie à ce que nous vivons : dans les cités, nous vivons avec les gens et de ce fait, nous entrons en relation concrète avec eux. Dans cet épisode de l’Évangile, Jésus saisit un événement inattendu dans un moment du quotidien pour entrer en relation. Il nous invite à être attentifs à tous ces gens que nous croisons chaque jour sans vraiment les rencontrer : nos voisins, le mendiant, le kiosquier, le facteur, le commerçant, le collègue, etc. L’enjeu est de taille. Il s’agit ni plus ni moins de se rendre disponible à l’Esprit Saint dans toutes nos rencontres, en lui demandant : « Seigneur, qu’est-ce que tu veux ? » Cette écoute intérieure du Saint-Esprit nous rend présent à notre « prochain » qui est là, à côté ou en face de nous. Et à travers notre attention à l’autre, Dieu veut se servir de nous pour être l’Emmanuel, « Dieu avec nous » pour cette personne. L’évangélisation passe aujourd’hui par une rencontre authentique, une amitié. En construisant un lien, on se rend dépendant de l’autre, et brûlé intérieurement par le feu de l’Esprit, on peut devenir attentif à la présence de ce même Esprit dans l’autre, aussi différent soit-il. Et on avance ensemble, par « petits pas » dirait le pape François.
À quelle condition peut-on vivre cette audace de la rencontre ?
En acceptant toujours un déplacement intérieur. Un exemple : récemment, je m’installe à ma place dans un train. Pour être tranquille, je dépose mon sac sur le siège d’à-côté. Arrive un jeune homme, qui cherchait une place. Je l’invite à s’asseoir à côté de moi. Cette question m’est venue intérieurement : « Est-ce que, dans mon cœur aussi, je lui ai fait de la place ? » Sortant de moi-même, je lui adresse alors la parole, lui demande de me parler de lui, de ce qu’il fait. Il me répond et, voyant que j’étais prêtre, se met ensuite à me poser des tas de questions. Et pendant une heure, cela a été une vraie catéchèse. Il a fallu donc que je sorte de ma zone de confort, que je l’accueille pour ce qu’il était avec bienveillance, que je m’intéresse à ses activités pour qu’à un moment, il se mette à me poser des questions et qu’une annonce soit possible. Oser la rencontre suppose toujours une conversion : renoncer à soi pour aller vers l’autre et dépasser mes peurs pour entrer dans une relation. On se rend alors compte que nous sommes tous faits de la même pâte et que l’attente des gens est immense ! Ils sont saturés de virtuel qui ne comble pas leur âme. Les chrétiens ont un rôle immense à jouer.
Qu’apporte la rencontre ?
La joie ! Décentré de moi-même, j’entre dans le mouvement du don de soi, qui est le mouvement de l’amour. La rencontre nous libère de notre “moi”. Et « Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » !
Pour qu’il y ait rencontre, ne faut-il pas une réciprocité ? Or aujourd’hui, beaucoup aiment surtout qu’on les écoute…
C’est vrai. Mais en les écoutant, nous faisons une œuvre de compassion car peu de gens les écoutent habituellement. Un jour, Les Petites Sœurs de l’Agneau rendaient visite à une dame qui, pendant plus d’une heure, leur raconte sur le pas de sa porte que sa fille l’a abandonnée. Elles l’écoutent attentivement en priant sans rien dire. Puis la dame referme la porte. Deux mois après, elles font du stop, la conversation s’engage avec la conductrice et les sœurs comprennent qu’elle n’est autre que la fille de la personne rencontrée deux mois avant ! Cette femme leur dit : « Ma mère a été tellement contente de tout ce que vous lui avez dit ! » À la suite de cette rencontre, la mère et la fille s’étaient réconciliées… Ce témoignage m’a bouleversé car il manifeste que lorsqu’on est dans une écoute active, la personne est restaurée. Tu ne lui as peut-être pas annoncé l’amour de Dieu, mais à travers ton écoute priante, elle s’est sentie écoutée par lui. ¨ 1. Le puits, dans le premier Testament, est toujours le symbole de l’Alliance. Le septième homme que cette femme rencontre, c’est le Christ. Elle, qui a été blessée dans l’amour, découvre enfin l’époux véritable qui la révèle à elle-même.
DÈS LES ORIGINES
L’homme est régi par quatre relations fondamentales : avec Dieu, les autres, la création et lui-même. Tentés par le démon, Adam et Ève n’ont pas accepté de recevoir la vie comme un don mais ont voulu l’accaparer. Cette transgression a porté atteinte à la relation dans toutes ses dimensions : vis-à-vis de Dieu, l’homme a peur et se cache ; vis-à-vis de la création, lui qui était l’intendant devient tyran ; vis-à-vis de l’autre, il passe de la communion à la convoitise, la séduction et la manipulation ; de plus, divisé en lui-même, il cherche à cacher sa honte. Dans un magnifique texte1 saint Paul VI montre que face à la transgression de l’homme, Dieu, tout au long de l’histoire du peuple élu, ne se résout jamais à ses ruptures d’alliance. Il cherche sans cesse à renouer le dialogue avec sa création, restaurer le fil rompu de l’alliance avec ses créatures. Et la restauration définitive de cette relation se noue en Jésus Christ, médiateur parfait entre Dieu et les hommes.
1. Encyclique Ecclesiam suam, 1964.