Moine et consultant dans certaines entreprises, le Père Didier le Gal propose une méthode de management d’entreprise basée sur la règle de saint Benoît. À l’approche du Forum Zachée 2019 qui se penchera sur le progrès, il fait le lien avec cette règle, qui donne des éléments structurants pour la vie en communauté.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis moine de l’abbaye de Saint Wandrille depuis 41 ans. Je suis rentré jeune au monastère, à 19 ans et ai exercé différentes mission : économe du monastère pendant 20 ans, puis prieur pendant 10 ans. À ce titre, j’ai géré la petite entreprise du monastère et ai ainsi eu connaissance du monde des TPE (Très Petites Entreprises). Au plus fort de l’activité, nous avons eu plus de 25 salariés à gérer en dehors des moines. J’ai alors cherché un outil de management. Après un temps de recherches, je me suis dit que la règle de saint Benoît pouvait être un très bon outil de management. J’ai donc travaillé à l’adapter au monde de l’entreprise. Je fais maintenant partie d’une commission nationale des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC) : j’accompagne des entreprises familiales dans l’écriture de leur gouvernance, ou parfois la gestion de leurs conflits. Par ailleurs, je travaille sur les entreprises à mission, entreprises ou sociétés commerciales qui intègrent dans leurs statuts un objectif d’ordre social ou environnemental, une mission qui vise à l’intérêt général. Aujourd’hui, cela me conduit à intervenir par des conférences ou par des accompagnements dans le monde de l’entreprise.
Quel sera le thème de votre intervention au Forum Zachée ?
En accord avec le thème de cette année, j’ai travaillé sur la notion de progrès, notion très à la mode. J’ai regardé comment cette notion de progrès était présente dans la règle de Saint Benoît, qui semble parfois assez loin du monde de l’entreprise. Le progrès est présenté comme la recherche qui permet de passer à un état meilleur. Les éléments pour nous accompagner sur ce chemin de progrès se trouvent dans la règle, et le monastère y est comparé à une école, un centre de recherche où le moine peut chercher Dieu au travers d’une formation permanente.
Ma démarche consiste à étudier les différents aspects de ce progrès dans la règle, essentiellement un progrès spirituel, et à porter un regard sur les notions de progrès et d’innovation aujourd’hui. Le moine qui regarde cette règle, qui vit de cette règle et qui discerne le chemin de progrès dans cette règle, que peut-il avoir à dire au monde qui aujourd’hui parle d’innovation ? Le mot “progrès” a comme glissé ces 50 dernières années et il disparaît dans les années 2010, au profit du terme “innovation” qui ne veut pas du tout dire la même chose. J’en tire un certain nombre d’alertes pour faire réfléchir chacun dans ses initiatives : menons-nous nos actions dans un chemin de progrès pour le bien commun et le bien personnel, ou cherchons-nous à préserver des acquis dans un milieu destructif.
Je pense à un certain nombre d’exemple industriels, par exemple le projet de colonisation de Mars d’Elon Musk. Si son projet aboutit, un petit nombre de personnes pourrait être sauvé. Ne croyant plus en la survie de l’humanité sur la terre, son projet n’est plus de conduire vers une situation meilleure, mais de sauver sa peau et celle d’un petit nombre.
En partant de la règle, de la réalité concrète des monastères, je donne un certain nombre d’exemples dans la période clunysienne, où l’on voit de vrais progrès, d’un point de vue technique, qui s’inscrivent dans un schéma du bonheur des hommes et ce, jusqu’à aujourd’hui et je réfléchis à ce que cela peut signifier aujourd’hui pour la société et l’entreprise.
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Quelle est la différence entre le progrès et l’innovation ?
Le progrès implique au niveau de l’individu de tendre vers quelque chose de meilleur. Au niveau collectif, il implique aussi d’accepter le sacrifice personnel au profit du bien commun. Par exemple, les poilus de la Grande Guerre ont été capables de mourir personnellement pour un lendemain meilleur qui est la liberté et la vie de leurs enfants et petits-enfants.
Déjà Francis Bacon avait montré combien on pouvait concevoir l’innovation liée à un état destructeur. Les dérives de l’innovation, elles, vont très vite. On peut faire une innovation simplement pour l’innovation. L’Iphone n’est plus au service de l’humanité, il est simplement au service d’un business. L’Iphone 1, puis 2, puis 10… à chaque fois il y a un élément dont ils font un business et qui ne tient pas du tout compte du Bien commun, notamment dans l’utilisation de matériaux rares et l’absence de gestion de la fin de vie de ces appareils.
Le progrès va d’un moins bon à un meilleur, l’innovation ne rentre pas dans ce cycle-là, elle sauvegarde quelque chose ou elle entretient quelque chose, mais elle n’apporte pas nécessairement quelque chose de nouveau au service du bien.
C’est amusant d’illustrer ce constat par le progrès spirituel, le chemin de vie. Nous voyons bien que l’on chemine vers quelque chose ou quelqu’Un pour lequel on accepte de se dépouiller, pour un avenir meilleur. Dans la conversion, nous changeons de position, avec une vraie liberté, nous ne savons pas de quoi est fait le lendemain, mais on y va avec confiance, parce qu’on est dans un chemin de vie.
Il ne s’agit pas d’être pessimiste ou négatif, il s’agit d’essayer de comprendre comment philosophiquement on est passé d’une compréhension à une autre, avec des choses très concrètes : les textes européens, l’Europe de 2020, en 10 ans on a perdu le mot progrès qui est passé complètement aux oubliettes, il ne reste que le mot innovation qui est à toutes les pages. Ce qui fait que l’Europe n’avance plus : elle ne sait plus d’où elle vient et elle ne sait pas où elle va. Alors que le progrès est toujours cette démarche : on sait où on en est, on nomme le lieu où on en est et on espère arriver à quelque chose de meilleur.
L’homme ne sait plus où il veut aller. Pour retrouver le chemin, il est intéressant de comprendre le progrès spirituel qui nous éclaire sur ce que devrait être le progrès technique. Très souvent ce chemin est un chemin de dépouillement. Comment parvenir à ce dépouillement pour s’alléger, pour monter comme un alpiniste qui gravit la montagne et qui de camp de base en camp de base laisse de plus en plus de choses pour être avec l’unique nécessaire pour parvenir jusqu’au sommet ?
Qu’est-ce que la règle de saint Benoît peut apporter au monde moderne par rapport au progrès ?
Si la règle a pu traverser les siècles, c’est qu’indépendamment de son aspect religieux et monastique, elle recèle un certain nombre d’éléments structurants de la vie en communauté :
-La communauté régie par une règle et gouvernée par un abbé
-Un triptyque fondamental : tout progrès commence dans le silence, naît dans l’écoute et s’accomplit dans l’obéissance mais les 3 éléments sont très liés sinon ça ne fonctionne plus
-Le monastère est une école dans laquelle on se forme et on cherche Dieu. Saint Benoît demande que le maître des novices s’interroge avant tout pour savoir si le novice cherche vraiment Dieu.
Après on a dans la règle cette conscience vive que nous sommes tous dépendants les uns des autres, interdépendants, la vie est un don que l’on accueille et que l’on transmet. Il ne peut pas y avoir de progrès si à un moment donné il y a une rupture dans cette dynamique du don, de l’accueil et de la transmission. Mais comme on est des êtres humains, quand il y a une rupture, il y a le pardon. Ce sont des éléments structurants pour que le chemin de progrès puisse se faire. Ça peut aussi avoir quelque chose à dire au monde de l’entrepreneuriat : est-ce que l’entreprise forme une communauté, est-ce qu’elle est régie par une règle interne ? Dans les entreprises que j’accompagne, les dirigeants formalisent les missions qu’ils s’attribuent, et si la mission de l’entreprise est incarnée, parce qu’on peut avoir la plus belle règle qu’on veut, si elle n’est pas incarnée ça ne fonctionne pas.
Et en même temps ça semble presque paradoxal de parler de silence et d’écoute aujourd’hui dans des grandes entreprises.
Je peux vous donner un exemple très amusant de l’époque où il y avait l’entreprise au monastère, entreprise que nous avons maintenant vendue. Lorsque nous faisions des réunions, les participants avaient le plus souvent pris sur leur vie familiale pour les préparer. Nous avons donc décidé de changer les modalités de réunion : nous avions tout d’abord un temps de préparation, c’est à dire qu’on avait tous le même document sur la table et pendant une demie heure ou une heure en fonction de l’importance de la réunion, nous travaillions tous sur la même base en silence et dans la foulée on faisait la réunion.
Et les résultats se sont avérés extraordinaires. Parce qu’on était tous focalisés sur un même sujet, sans parler, nous avions ensuite tous la capacité de pouvoir échanger avec l’esprit totalement libre de tout ce qu’on avait pu faire avant ou qu’on avait à faire après. Nous avons découvert tous ensemble, grâce à cette expérience, combien cette qualité de silence partagé devenait quelque chose d’efficace lorsque nous devions prendre ou recevoir la parole. La qualité du silence faisait même que nous ne nous coupions pas la parole. Il y a donc des éléments extrêmement concrets qui permettent de comprendre dans un aspect paradoxal combien ce silence, cette écoute ainsi que le temps sont des aspects fondamentaux. Nous le voyons bien dans un certain nombre de recherches comme le projet ITER sur l’énergie, ceux qui ont commencé ne le verront pas de leur vivant. C’est 50 ans de recherche pour arriver à un résultat : si l’on ne prend pas le temps on y arrive pas.
Qu’est-ce qui fait que la règle de saint Benoît est toujours actuelle ?
C’est le fait que Saint Benoît l’ait écrite à la fin de sa vie. Il ne l’a pas écrite pour faire une règle qui se vendrait à des milliers d’exemplaires, mais parce qu’une partie de sa communauté quittait le lieu d’origine pour aller fonder dans un autre lieu. Toute son expérience de vie ressort à travers ce texte, qui s’est inspiré de textes encore plus anciens, mais dont il a retiré tous les éléments secondaires. Donc lorsque vous prenez cette règle, que vous retirez la partie purement monastique comme l’organisation de l’office, etc., vous vous retrouvez avec un corpus de management. Le sens de la règle c’est chercher le Seigneur dans une communauté humaine, donc blessée. La règle est pour cela un très bon outil et je suis vraiment content que le Seigneur m’ait conduit là.
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