Le sacerdoce de la nouvelle Alliance ne se comprend qu’en référence à celui de la première Alliance.
Par Dominique Janthial
Cet article est paru dans la revue Il est vivant! n°363
La liturgie catholique affirme avec force l’ancrage du sacerdoce dans les institutions de la première Alliance. Le rituel de l’ordination des évêques et des prêtres dans l’Église catholique latine ne laisse aucun doute sur le sujet. Ainsi lors de l’ordination d’un nouvel évêque, l’évêque consécrateur prononce ces paroles : « Toi qui connais toutes choses avant même qu’elles soient, tout au long de l’ancienne Alliance tu commençais à donner forme à ton Église ; dès l’origine, tu as destiné le peuple issu d’Abraham à devenir un peuple saint ; tu as institué des chefs et des prêtres et toujours pourvu au service de ton sanctuaire, car, depuis la création du monde, tu veux trouver ta gloire dans les hommes que tu as choisis. »
De même, la prière de consécration des prêtres, qui suit immédiatement l’imposition des mains, précise : « Déjà, dans l’ancienne Alliance, et comme pour annoncer les sacrements à venir, tu avais mis à la tête du peuple des grands prêtres chargés de les conduire, mais tu as aussi choisi d’autres hommes que tu as associés à leur service et qui les ont secondés dans leur tâche. C’est ainsi que tu as communiqué à soixante-dix hommes, pleins de sagesse, l’esprit que tu avais donné à Moïse, et tu as fait participer les fils d’Aaron à la consécration que leur père avait reçue. » Ces éléments du rite d’ordination qu’il importe de citer in extenso pour qu’apparaisse clairement leur importance au coeur même de la célébration, manifestent que le sacerdoce de la nouvelle Alliance – lequel appartient en propre à l’évêque et auquel le prêtre est associé – ne se comprend qu’en référence à celui de la première Alliance. Mais quelle est précisément la nature du rapport qui lie ces deux formes de sacerdoce ? C’est ce que cet article voudrait préciser.
Le Christ, grand prêtre
L’épître aux Hébreux affirme avec force que Jésus, « le Grand Prêtre et l’Apôtre que notre foi confesse » (Hb 3,1, cité par le rituel de l’ordination des prêtres) porte en lui-même le couronnement du sacerdoce de la première Alliance. En effet, au chapitre 10, l’auteur de cette épître conclut un développement consacré à l’accomplissement que le Christ apporte aux institutions cultuelles israélites par cette affirmation étonnante : « En entrant dans le monde, le Christ dit : “Tu n’as voulu ni sacrifice ni offrande, mais tu m’as formé un corps. Tu n’as pas agréé les holocaustes ni les sacrifices pour le péché ; alors, j’ai dit : ‘Me voici, je suis venu, mon Dieu, pour faire ta volonté’, ainsi qu’il est écrit de moi dans le Livre” » (Hb 10,5-7).C’est dire que la mission tout entière du Christ est sacerdotale et vient, comme telle, porter à son accomplissement un processus qui court durant toute l’histoire sainte. La mentalité religieuse commune consiste à offrir des sacrifices aux dieux pour que ceux-ci acceptent de faire notre volonté. C’est pourquoi le Dieu d’Israël a dû éduquer son peuple par les prophètes afin qu’il comprenne qu’il s’agit de s’offrir soi-même à Dieu pour que sa volonté se fasse en nous ! La phrase que le Christ prononce « en entrant dans le monde » exprime exactement cela. Elle est reprise du psaume 39 (40) : « Tu ne voulais ni offrande ni sacrifice, tu as ouvert mes oreilles ; tu ne demandais ni holocauste ni victime, alors j’ai dit : “Voici, je viens. Dans le livre, est écrit pour moi ce que tu veux que je fasse. Mon Dieu, voilà ce que j’aime : ta loi me tient aux entrailles” » (v. 7-9). Cette affirmation mise par la Bible dans la bouche de David –puisqu’il s’agit d’un psaume « de David » –indique que l’ancêtre de Jésus avait compris la leçon prophétique adressée par Samuel à son prédécesseur sur le trône d’Israël. En effet, la passation de pouvoir entre le premier et le deuxième roi d’Israël se fait précisément sur cette question : Dieu retire sa faveur à Saül parce qu’il n’a pas compris que Dieu préférait l’obéissance à sa parole à tous les sacrifices : « Le Seigneur aime-t-il les holocaustes et les sacrifices autant que l’obéissance à sa parole ? … Puisque tuas rejeté la parole du Seigneur, le Seigneur t’a rejeté pour que tu ne sois plus roi sur Israël. » (1 Sm 15,22… 26). Et la grande veine prophétique d’Israël sera fidèle à cette intuition fondamentale de Samuel(Os 6,6 ; Is 1,13 ; Jr 6,20 etc.).
Le sacrifice qui plaît à Dieu
Pour autant, Dieu ne rejette pas le sacrifice : il y a un sacrifice qui lui plaît, comme le révèle la finale du psaume 50(v. 19-21) : « Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ; tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un cœur brisé et broyé. Accorde à Sion le bonheur, relève les murs de Jérusalem. Alors tu accepteras de justes sacrifices, oblations et holocaustes ; alors on offrira des taureaux sur ton autel »(cf. Is 66,2). L’humilité, l’écoute de sa parole sont les dispositions de l’âme qui permettent au Seigneur d’agréer l’offrande du fidèle car en offrant ce qu’il a reçu de Dieu, il s’offre en fait lui-même ! Il s’agissait donc pour le peuple d’Israël de se laisser purifier de toute mentalité païenne dans sa pratique du sacrifice, il fallait la retourner de l’intérieur pour qu’elle devienne l’expression d’une disponibilité de cœur au Dieu vivant et à sa volonté. En ce sens le Christ est le Verus Israël qui accomplit la vocation du peuple élu et cet accomplissement s’exprime en termes sacerdotaux où le Christ est à la fois l’autel, le prêtre et la victime. Cette affirmation ne nous permet certainement pas de conclure que le sacerdoce chrétien vient remplacer ou se substituer au sacerdoce de la première Alliance. L’épître aux Hébreux ne développe d’ailleurs pas cette question. L’abbé Antoine Guggenheim, à partir du commentaire que saint Thomas fait de cette épître, articule ainsi ces différentes réalités : « L’enracinement du pontificat du Christ dans l’ancienne Alliance dont il est le “consommateur” (Hb 9) – c’est-à-dire celui qui l’accomplit –, manifeste la dimension sacerdotale du don de la nouvelle Alliance, dont il est le dispensateur(Hb 8 – Jr 31) »1. Et le sacerdoce chrétien (qui est d’abord le sacerdoce de tous les baptisés) est la dispensation« sur toute chair » de ce sacerdoce accompli dans le Christ ! Il découle de cela une double dépendance vis-à-vis du Christ, grand prêtre : de l’histoire sacerdotale d’Israël qui trouve en lui son accomplissement et du sacerdoce baptismal qui puise en lui le don de la nouvelle Alliance pour le dispenser sur toute chair.
L’histoire sacerdotale d’Israël
Au dernier jour de sa vie terrestre, qui coïncide avec la dernière page de la Torah, Moïse va, comme son ancêtre Jacob, bénir chacune des tribus. La bénédiction qu’il donne à la tribu de Lévi, tribu dont sont issus les prêtres, évoque trois dimensions du sacerdoce de la première Alliance :la recherche de la volonté divine, l’enseignement et le culte. « Pour Lévi, il dit : tes Toummim et tes Ourim2 appartiennent à l’homme qui t’est fidèle, … ils enseignent tes ordonnances à Jacob et ta Loi à Israël ; ils présentent l’encens à tes narines et l’holocauste sur ton autel » (Dt 33,8… 10). Remarquons en outre que ces éléments sont rassemblés dans une bénédiction donnée par Moïse qui lui-même est lévite !Le fait qu’une tribu soit ainsi mise à part pour exercer le sacerdoce manifeste à la fois que Dieu est l’Autre du monde (et non pas tiré du monde comme le sont les idoles de bois ou de bronze) et en même temps qu’il désire se laisser approcher, qu’il veut faire connaître sa volonté puisque toute une tribu est entièrement consacrée à permettre cette proximité :« Quelle est en effet la grande nation dont les dieux soient aussi proches que le Seigneur notre Dieu est proche de nous chaque fois que nous l’invoquons? » (Dt 4,7). Cette assignation du sacerdoce à une tribu a aussi favorisé la séparation de rôles qui, dans le Proche-Orient ancien, étaient parfois confondus entre prêtre, prophète et roi. La royauté légitime revient en effet aux membres de la tribu de Juda en raison des promesses de YHWH à David transmise par le prophète Nathan (2 Sm 7). Quant à la prophétie, même si elle peut occasionnellement échoir à un lévite (comme cela semble être le cas pour Ezéchiel– cf. Ez 1,3), elle est fondamentalement affaire d’appel « charismatique » et non de généalogie.
Continuité entre les deux Alliances
Ces réalités issues de la première Alliance, Jésus affirme avec force dans le sermon sur la montagne qu’il n’est pas venu les« abolir » mais les « accomplir » (Mt5,17). Cependant cet accomplissement comporte aussi une sorte de récapitulation qui rassemble notamment les différents aspects de la médiation sacerdotale, prophétique et royale. Baptisé dans le Christ, le fidèle chrétien participe donc à cette triple dimension. D’une certaine manière, l’institution d’un ministère presbytéral, institution que la foi catholique rattache au Christ lui-même, permet de rendre plus visible en le distinguant l’un des aspects du don que le Christ nous fait : celui d ’être« le grand prêtre que notre foi confesse ». Et donc en retour, puisque le sacerdoce du Christ est l’accomplissement du sacerdoce de l’ancienne Alliance, « les traits fondamentaux du sacerdoce de l’ancienne Alliance permettent de comprendre ce qui doit faire partie du sacerdoce de la nouvelle Alliance et de vérifier que celui-ci correspond réellement au sacerdoce selon la volonté de Dieu »3 : aide apportée dans la recherche de la volonté de Dieu (par la responsabilité pastorale et la direction spirituelle), enseignement, culte et bénédiction, c’est-à-dire tous les éléments présents implicitement et explicitement dans la bénédiction mosaïque de Lévi. Plus fondamentalement ce sont les paroles d’offrande de soi, tirées du Psaume de David, que le Christ prononce« en entrant dans le monde » qui dessinent cette continuité entre première et nouvelle Alliance. Tout au long de la première Alliance en effet, un courant prophétique appelle à la cohérence profonde entre le culte extérieur et les dispositions intérieures de l’offrant que ce soit en dénonçant l’hypocrisie présente : « Ce peuple s’approche de moi en me glorifiant de la bouche et des lèvres, alors que son cœur est loin de moi… » (Is29,13) ; soit en annonçant la venue d’un âge nouveau : « Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures, de toutes vos idoles, je vous purifierai. Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair » (Ez 36,26).
Le renouvellement messianique
Les paroles du Christ en entrant dans le monde constituent un horizon messianique qui justifie la nature particulière de son sacerdoce. L’épître aux Hébreux souligne bien que Jésus n’est pas issu de la tribu de Lévi et, pour cette raison, rattache son sacerdoce à la figure de Melchisédech (Hb6,20). Là encore la récapitulation propre à la figure du Messie rassemble ce que la Loi distinguait. Pour être fidèle en dépit de l’infidélité de l’homme, le Seigneur n’a pas d’autre choix que de procéder par inclusions successives : ainsi les promesses accordées à David et à sa descendance sont élargies à tout serviteur, « car mes pensées ne sont pas vos pensées et vos voies ne sont pas mes voies » (Is 55,8). De même pour le Temple : « Car ma maison sera appelée maison de prière pour tous les peuples. Oracle du Seigneur Dieu, qui rassemble les exilés d’Israël : J’en ai déjà rassemblé, j’en rassemblerai d’autres encore ! » (Is 56,7). Et la finale du livre d’Isaïe laisse aussi entrevoir cet élargissement : « Je prendrai même des prêtres et des lévites parmi eux, – dit le Seigneur» (Is 66,21).Cet élargissement messianique se marque en régime chrétien par le fait que le sacerdoce est partagé à tous par la grâce du baptême qui rassemble juifs et païens dans le Christ. Par le don du Saint-Esprit, tous sont appelés à s’offrir eux-mêmes avec le Christ dans l’accomplissement de la volonté du Père. Le prêtre chrétien “ne fait que” manifester sacramentellement cette réalité dans le saint sacrifice de la messe.
Déjà là et pas encore
À chaque fois qu’il célèbre la messe, immédiatement après la consécration qui rend le Christ présent sur l’autel, le prêtre accompagné de toute l’assemblée s’écrie :« Viens Seigneur Jésus ! » C’est tout le paradoxe de cette présence sacramentelle que de faire désirer encore davantage la venue du Christ en gloire. D’une certaine manière, l’existence d’un ordre sacramentel et d’un ministère presbytéral dans l’Église signe l’incomplétude de notre condition présente. Certes le Christ a tout accompli dès son entrée en ce monde mais la récapitulation définitive est encore attendue. C’est ainsi que si Dieu appelle certains– et pas d’autres – à être prêtre dans cette étape intermédiaire de la rédemption où certes, tout est déjà donné, mais où nous attendons encore notre rédemption définitive, le prêtre chrétien est appelé à être le témoin privilégié :- de la miséricorde car si « le lévite ou le kohen naissent dans leur rôle, le prêtre de la nouvelle Alliance reçoit un appel purement miséricordieux »4 ;- de l’aspiration à la pleine réalisation des promesses car s’il est encore là dans son rôle de prêtre c’est que la pleine récapitulation messianique n’est pas encore advenue. De plus, comme la crise des abus nous l’a sans doute enseigné, il peut être préférable de distinguer plus nettement les fonctions sacerdotales, prophétiques et royales – en attendant la venue du Messie. « Ne pas concentrer tous les dons et les responsabilités en une seule personne et permettre un “jeu” des fonctions démultiplie la mise en commun des talents et protège des abus de pouvoir. » La fonction de gouvernement des réalités temporelles, tout ce qui touche au pouvoir de coercition nuit à la clarté de la fonction sacerdotale et notamment dans son rôle de guide spirituel : « Plus un prêtre a de pouvoir et moins il a d’autorité ! »5 En outre, il apparaît également nécessaire que le rôle prophétique entendu comme celui d’une instance de saine critique– de lanceur d’alerte, dirait-on aujourd’hui – par rapport à l’institution soit distingué du rôle sacerdotal. Comme le fait encore remarquer Étienne Vetö, « la théologie des trois fonctions (tria munera) a tendance à réduire le prophétique à l’enseignement (munus docendi). Or il est d’une grande utilité pour l’Église de pouvoir les distinguer car enseigner n’est pas prophétiser. Nous avons besoin des deux : une Église sans enseignement manquera de solidité, une Église sans prophétie peinera à se laisser guider par Dieu »6. Le concile Vatican II a insisté sur le fait que la différence entre le sacerdoce baptismal et le sacerdoce ministériel est de nature et non pas seulement de degré(LG n. 10). Mais quelle est précisément la nature du sacerdoce ministériel en régime chrétien ? Cette question complexe reçoit un éclairage précieux par la mise en perspective avec le sacerdoce de la première Alliance. ¨
1. A. GUGGENHEIM, « Le Christ Grand Prêtre et l’unité de l’ancienne et de la nouvelle Alliance dans le Commentaire de saint Thomas d’Aquin sur l’Épître aux Hébreux (8-10) », RSPT 2003/3 (Tome 87), p. 501.
2. Objets servant à la divination.
3. E. VETÖ, « Sacerdoce de l’ancienne Alliance et sacerdoce de la nouvelle Alliance », Communio 2020/1 (N° 267), p. 25.
4. E. VETÖ, « Sacerdoce de l’ancienne Alliance et sacerdoce de la nouvelle Alliance », Communio 2020/1 (N° 267), p. 27.
5. Il ne s’agit pas ici de ce que la théologie classique appelle la « potestas », le pouvoir d’ordre, qui est d’ordre liturgique est n’a rien à voir avec un pouvoir de coércition.
6. E. VETÖ, « Sacerdoce de l’ancienne Alliance et sacerdoce de la nouvelle Alliance », Communio 2020/1 (N° 267), p. 29.
À méditer
« En entrant dans le monde, le Christ dit : “Tu n’as voulu ni sacrifice ni offrande, mais tu m’as formé un corps. Tu n’as pas agréé les holocaustes ni les sacrifices pour le péché ; alors, j’ai dit : ‘Me voici, je suis venu, mon Dieu, pour faire ta volonté’, ainsi qu’il est écrit de moi dans le Livre” » (HB 10,5-7)