Quel est le lien entre conversion du cœur et intelligence ? – Colloque de Rome 2019

Le colloque de Rome 2019, co-organisé par la Communauté de l’Emmanuel a eu lieu du 15 au 17 février. Intervention de Denis Biju-Duval sur le rapport entre la conversion du cœur et la raison.

Conversion et raison : Aspects anthropologiques et théologiques

9eme colloque Rome4À examiner différents témoignages de conversion, on est frappé par leur diversité. Certaines sont quasi instantanées, « à la saint Paul » sur le chemin de Damas, ou « à la Pascal » dans sa « nuit de feu ». D’autres relèvent d’une recherche longue et tâtonnante, sur des années, voire des décennies. Certaines prennent la forme d’une expérience forte de la proximité de Dieu, du Christ, de son Amour. Les convertis insistent alors souvent sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’idées intellectuelles, mais d’une rencontre vivante et bouleversante à caractère surnaturel. D’autres conversions se produisent au terme d’une recherche intellectuelle soutenue, sans que paraisse intervenir de particulière expérience surnaturelle. On serait donc tenté d’affirmer qu’il existe deux sortes de conversions, l’une plus sensible et perçue d’emblée comme surnaturelle, l’autre plus intellectuelle. On pourra même en venir à se demander lesquelles sont les plus authentiques. Les intellectuels suspecteront les expériences sensibles de rencontre avec le Christ d’être purement émotionnelles, avec le risque qu’une émotion chasse l’autre, et que la conversion ne dure pas. On suspectera éventuellement ces convertis d’être fidéistes. Ceux qui ont vécu la conversion sous la forme d’une expérience intense suspecteront les intellectuels d’en rester au plan des idées, et de ne pas avoir vraiment « rencontré le Christ ».

Or certaines observations devraient permettre de dépasser cette possible fracture. Tout d’abord, les frontières entre « conversion expérientielle » et « conversion intellectuelle » ne sont pas si nettement définissables. Bien des « conversions expérientielles » sont en fait liées à une recherche où l’intelligence à son rôle. Beaucoup sont suivies par un effort soutenu de formation intellectuelle, où joue le désir de comprendre ce que l’on a vécu. Vice versa, il n’existe pas de recherche intellectuelle profonde qui ne soit soutenue par une passion de la vérité où la dimension émotionnelle est elle aussi présente, au moins de manière sous-jacente. L’action divine y est certainement engagée, car comme l’exprime Pascal, « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». Quoi qu’il en soit, si les motifs intellectuels sont primordiaux dans certaines conversions, elles ne sauraient pour autant se réduire à la conclusion d’un raisonnement : l’acte de foi qui en résulte a en effet pour destinataire une Personne, et non seulement une idée. Il y a donc alors bien plus qu’un processus rationnel : un don de soi à Dieu.

Ajoutons, plus radicalement, qu’il n’existe de conversions qu’humaines, signe qu’elles ne sauraient être réduites à une pure expérience sensible. Les animaux sont capables de sensibilité et d’émotions, mais ils ne se convertissent pas. La conversion se joue donc sur des capacités qui différencient l’homme de l’animal : sur l’intelligence et la volonté. Certains, il est vrai, parleront en la matière de la « dimension spirituelle » de l’homme : ils auraient tort s’ils y voyaient une capacité surnaturelle de l’homme juxtaposée à ses facultés d’intelligence et de volonté, ils ont raison si avec saint Thomas, ils voient dans cette dimension la présence en l’homme de la grâce sanctifiante et des vertus théologales. Loin de se surajouter aux facultés humaines, en effet, elles les rendent capables de Dieu en les dilatant de l’intérieur. Si tel est le cas, il ne saurait exister de conversion qui n’implique la raison, qui ne concerne le sens de la vérité, et qui, par conséquent, n’inclue de « bonnes raisons ».

Mais les anges ne se convertissent pas non plus. Leur rapport au Seigneur se joue dans un accueil ou un refus de son amitié et de sa grâce exprimé une fois pour toutes. Ils en ont une telle compréhension, et ils y sont si lucidement engagés, que rien dans les fluctuations de l’histoire ne sera susceptible de le remettre en cause. La conversion suppose que les événements de notre vie (ordre surnaturel inclus) puissent nous conduire à reconsidérer nos choix précédents. À nouveau, tout cela n’est possible que pour une personne qui, dans son unité de corps et d’âme, exerce sa liberté intelligente dans une histoire concrète où adviennent des événements décisifs. Mais pour préciser tous ces points, il nous faut revenir à ce qu’est la conversion. Nous serons alors mieux à même de comprendre de quelle manière les facultés humaines s’y trouvent engagées.

  1. « Aversion de la créature, conversion à Dieu »

Partons si vous le voulez bien de cette définition augustinienne.

Quelle est la mission de l’IUPG, co-organisateur du colloque ?
« Aversion de la créature » signifie qu’avant sa conversion, l’homme était attaché à quelque bien créé de manière anormale. Autrement dit, la créature occupait la place qui revient à Dieu, elle constituait une idole : une réalité limitée, consciemment ou inconsciemment divinisée. L’homme est un être d’adoration, il est porteur d’un désir d’absolu. Comme l’a bien montré saint Thomas, ce désir d’absolu se trouve implicitement ou explicitement engagé en tout acte humain. Poser un acte, en effet, c’est élire un bien dans l’intention d’une fin, qui représente un bien plus fondamental. Si cette fin a elle-même fait l’objet d’un choix, elle a été motivée par une fin plus radicale encore, et ainsi de suite jusqu’à renvoyer à une fin première (ou dernière, selon les points de vues) : il s’agit de la béatitude, que, vu ses capacités spirituelles, l’homme ne peut trouver qu’en Dieu. Lui seul peut en effet combler le désir de l’homme, lui seul mérite d’être aimé absolument, d’être adoré. Or seule l’initiative gratuite de Dieu rend l’homme capable de le rejoindre comme sa plénitude. Abstraction faite de cette initiative, l’idole représente les réalités finies sur lesquelles trouve à s’investir ce désir d’absolu. Il s’agit toujours de péché, que l’homme en soit victime ou coupable, c’est-à-dire d’une situation spirituelle dans laquelle la volonté humaine se trouve engagée dans le mal, d’une manière non conforme à son vrai bien et au dessein de Dieu. Cette situation mêle insatisfaction et esclavage : l’idole limitée finit toujours par décevoir le cœur de l’homme qui aspire à l’infini, et il n’a pas par lui-même la capacité de se libérer de ce piège pour rejoindre enfin Dieu. En l’absence de sa grâce, il devient dépendant de l’idole, ou s’il s’en libère, il ne fait que tomber dans la dépendance d’une autre idole.

Notons qu’à titre de coupable comme de victime, l’homme peut se trouver pris dans cette logique sans qu’il soit capable d’en formaliser la nature d’une manière conceptuellement articulée. Bien souvent, il ne perçoit le caractère faux de sa situation idolâtrique qu’à travers une insatisfaction diffuse dont il n’arrive pas à se sortir, parfois aussi à travers l’expérience de la faute, de la culpabilité, de l’esclavage du mal. La question de la mort, en particulier, met l’homme face à l’inéluctable perte de soi qui l’attend, lui et tous les biens qu’il aura recherchés en cette vie. Aussi nobles soient-ils en effet, elle semble devoir les rendre tous vains. C’est pourquoi il ne saurait espérer de plénitude en l’absence d’une compréhension du sens de la mort. Le problème est que si l’idole lui en offre une, ce ne peut être que d’une manière mensongère, car en tant que réalité finie, elle n’a pas en elle-même de quoi vaincre la mort.

Ceci dit, l’idolâtrie n’empêche pas qu’à de multiples plans, la personne recherche la vérité et fasse moralement le bien en obéissant à sa conscience : se mettre sincèrement en quête du sens de la vie, aimer les siens, développer des amitiés authentiques, être honnête dans le rapport aux biens matériels, pratiquer l’hospitalité, affronter des épreuves physiques ou morales avec courage, etc. Il s’agit là de biens moraux enseignés et pratiqués dans la plupart des cultures humaines, chrétiennes ou pas. Elles relèvent de la loi naturelle. L’idolâtrie ne corrompt pas à la racine la totalité du comportement humain, mais tout en lui laissant un espace relatif de vérité, elle le désorbite de sa fin ultime, et y introduit des éléments de désordre. Du point de vue des motivations et des fins, l’idole se trouve donc au centre de toute une manière de vivre, de comportements et d’habitudes. D’un côté, elle en préserve une certaine vérité, une certaine bonté, une certaine beauté humaines. D’un autre côté, elle introduit une insatisfaction fondamentale, un esclavage, et toutes sortes de souffrances. Abstraction faite de la grâce, tel est le drame de l’homme, « sa grandeur et sa misère » selon l’expression pascalienne.

La raison est donc présente dans l’idolâtrie, à la base parce qu’il n’y a pas d’acte humain qui ne suppose la connaissance vivante des biens recherchés en tant que biens. Il ne s’agit pas d’abord de la raison réflexive, mais de la raison telle qu’elle s’exprime dans le comportement intelligent de tout homme. De là procèdent des moments plus proprement réflexifs, car pour mieux vivre, l’homme a besoin de mieux comprendre. Il y a donc place là pour d’authentiques expériences de vérité. Mais l’idolâtrie représente aussi une configuration anormale dans la recherche du bien. Que l’homme en soit ou non conscient, il est porteur de contradictions intérieures graves. Parce qu’il est intelligent, il perçoit parfois le mal-être qui en résulte, il peut même le formaliser intellectuellement de manière plus ou moins heureuse. Dans de nombreux cas, ces contradictions restent en grande partie sous-jacentes. En tout cas, la contradiction la plus fondamentale est celle-ci : parce qu’elle n’est pas Dieu, l’idole est porteuse de sa propre négation. L’homme s’en rend compte chaque fois qu’il prend conscience qu’elle est incapable de plus procurer effectivement la plénitude qu’elle lui promettait.

Dans la conversion, la personne abandonne l’idole (aversio a creatura) pour s’attacher à Dieu comme à son seul Bien absolu (conversio ad Deum). Si le Dieu infini et trois fois saint est au-delà des prises de l’homme fini, pécheur et esclave des idoles, comment cela est-il donc possible ? Il ne peut s’agir, radicalement, que d’une œuvre de la grâce.

– En positif, l’homme ne peut adhérer à Dieu que si Dieu se donne à lui, franchissant ce double abîme de disproportion qui le rendait inaccessible. C’est par l’incarnation du Fils de Dieu, et par sa mort et sa résurrection, que l’homme est réconcilié avec Dieu et peut accéder à la vraie communion avec lui. Il n’y a donc de conversion de l’homme que portée par le sacrifice du Christ.

– Mais négativement, cette communion avec Dieu inclut le détachement de l’idole qui en occupait indûment la place. Là encore, l’œuvre de la grâce est nécessaire, œuvre de libération de l’esclavage des idoles. Le propre de l’esclave en effet est d’être lié, et de ne pas avoir en lui-même les ressources de sa propre libération.

En même temps, cette œuvre de la grâce se fait au cœur des capacités d’intelligence et de volonté de l’homme. Il lui est certes légitime de dire au passif qu’il « a été converti » par la grâce de Dieu, ou éventuellement par les médiations qu’elle a utilisées (rencontre(s), lecture(s), etc.). Mais il ne peut le faire au détriment du côté actif de son expérience : « Je me suis converti ». Si d’une manière ou d’une autre il a été rencontré par le Seigneur, c’est bien lui qui par son intelligence l’a reconnu comme tel, et qui par sa volonté l’a aimé et a adhéré à lui. Si la grâce l’a libéré des idoles, c’est bien lui qui par son intelligence en a reconnu la fausseté, et par sa volonté y a renoncé. Cela est vrai jusque dans les conversions qui n’ont semble-t-il pas laissé d’espace au libre arbitre, c’est-à-dire à la possibilité du refus. Les récits de la conversion de Paul, par exemple, donnent à penser que le Christ s’est si puissamment imposé à lui qu’il n’a pas même envisagé de se soustraire à lui. Or d’une part le récit atteste que l’intelligence de Paul est bien là. « Il demanda : qui es-tu Seigneur ? » (Ac 9,5), manifestant par là son besoin de comprendre ce qui lui arrivait. Quant à son adhésion, elle s’exprime dans les gestes qu’il pose en obéissant aux ordres du Christ : « Relève-toi et entre dans la ville : on te dira ce que tu dois faire » (Ac 9,6). En un autre endroit, Paul observe : « moi qui étais auparavant un blasphémateur, un persécuteur, un homme violent. Mais j’ai obtenu miséricorde, parce que j’agissais par ignorance » (1Tim 1,13). Autrement dit, Paul n’envisage pas de se soustraire au Christ parce qu’avant même sa conversion, sa liberté était déterminée à agir pour la vérité de Dieu. Le problème est qu’avant que le Christ vînt à lui, il ignorait qu’elle fût en lui, et non dans l’observation pharisienne de la Loi. La grâce le libère de l’esclavage de la Loi et le porte au Christ, mais ce faisant, elle assume la passion volontaire préalable de Paul pour la vérité. Il en est de même pour un certain nombre de convertis, qui ont été comme irrésistiblement ravis par la grâce. Cela nous rappelle que selon saint Thomas, la volonté humaine est « désir intelligent » avant que de se manifester éventuellement sous la forme du libre arbitre, de la décision entre le « oui » et le « non ». Ou encore, selon saint Ignace de Loyola dans ses Exercices Spirituels, tels que les relit Gaston Fessard, le premier temps de l’Élection où le retraitant agit sous la motion de Dieu, est pour lui « le type et l’idéal de la liberté »[1].

Aussi peut-on affirmer dans tous les cas que la grâce de la conversion est donnée au cœur de l’exercice de l’intelligence et de la volonté. Pour autant, elle n’est pas une réalité purement intérieure. D’une part elle a pu éventuellement impliquer des facteurs extérieurs : rencontres, lectures, événements. D’autre part, en réorientant l’homme dans la poursuite de sa plénitude, elle induit des changements constatables dans les comportements et les choix quotidiens.

Pour préciser encore les choses, je vous propose de confronter ce que nous venons d’observer aux analyses psychologiques sur les opinions et changements d’opinions, dont Roger Mucchielli donne une excellente synthèse, certes datée, mais toujours significative[2].

  1. La conversion, aspects psychologiques

Quelques observations préalables sont nécessaires. En premier lieu, il ne saurait être question de réduire la conversion à un changement d’opinion. Bien sûr, toute conversion authentique inclut des changements d’opinions : elle amène à réviser son jugement sur toutes sortes de questions pour le conformer à l’enseignement évangélique. Cependant, c’est la grâce qui la provoque, et non pas les simples processus humains d’évolution des croyances et des convictions. En outre, quelle que soit la manière dont elle advient, la conversion signifie l’établissement d’une relation vivante avec Dieu plus radicalement que l’adhésion à des contenus conceptuels. Enfin, c’est de Dieu qu’il s’agit, c’est-à-dire du bien ultime, de Celui en fonction de qui tout le reste est appelé à s’ordonner, non d’une opinion parmi d’autres, plus ou moins importante ou périphérique selon les cas.

Mais qu’entend-on par « opinion » ? Exprimer son opinion sur tel ou tel sujet, c’est dire ce que l’on en pense. C’est en donner l’interprétation que l’on pense être la vraie. L’opinion peut être vécue subjectivement comme une évidence, mais objectivement elle ne l’est pas : il peut exister toutes sortes d’opinions contradictoires sur un même sujet dans la population : on en fait l’objet des sondages d’opinion. L’opinion, en effet, s’élabore en fonction de multiples facteurs, les uns plus intérieurs (personnalité, expérience personnelle, compétences acquises, besoin de cohérence avec d’autres connaissances ou opinions, etc.) les autres plus extérieurs (communautés d’appartenances, événements vécus, engagements existants, amitiés, confiance et admiration envers tel ou tel, etc.). Dans son encyclique Fides et ratio, saint Jean Paul II notait déjà que beaucoup de nos connaissances provenaient davantage d’une confiance accordée à ceux qui nous les ont transmises que d’une expérience directe ou d’une démonstration rationnelle. Cela ouvre déjà au plan humain à un vaste champ à toutes sortes d’opinions. Mais ici, la question est plus vaste. En somme, l’opinion vient exprimer, à propos d’une donnée particulière, toute une « attitude latente », c’est-à-dire « un système cognitif-émotionnel-comportemental assurant la stabilité de la personnalité ».[3] C’est une des raisons pour lesquelles changer d’opinion n’est pas un simple processus intellectuel : plus la personne s’y est impliquée dans la représentation qu’elle a d’elle-même, dans ses attachements et dans ses comportements, plus changer d’opinion peut signifier un séisme intérieur, un basculement de la vie entière. Il existe bien sûr des questions périphériques sur lesquelles changer d’opinion n’aura pas grande importance dans la vie de la personne. Il en est d’autres qui sont beaucoup plus déterminantes : tel est le cas en ce qui concerne la conversion, puisqu’elle implique la totalité du sens que l’on donne à sa propre vie.

Du reste, Mucchielli ne craint pas d’inclure les conversions religieuses dans le champ de ses réflexions. Dans la plupart des cas selon lui, elles sont précédées d’une « phase préparatoire lente », consciente ou inconsciente », de « dégradation progressive des valeurs jusque-là acceptées »[4]. Il reprend là une théorie qu’il évoquait précédemment, celle de la « dissonance cognitive ». À la base, il y aurait chez tout individu « un besoin de cohérence rationnelle qui explique la tendance à organiser d’une manière optimale ses opinions, et d’une manière générale son univers de significations et de comportement ». Mais la vie concrète est source de toutes sortes de connaissances et d’expériences qui ne s’y laissent pas réduire. Jusqu’à un certain point, cela conduit à un enrichissement, à un approfondissement de l’expérience propre. Parfois, par besoin de se sauvegarder soi-même, on va chercher à éviter les contradictions, ou à en nier l’importance. Mais cela n’est supportable que jusqu’à un certain point. La multiplication des problèmes et des tensions, ou éventuellement l’intensification de la recherche d’une explication les concernant, peut conduire à une restructuration beaucoup plus globale et profonde, en vue de « réduire la dissonance ». C’est ce qui adviendrait de la manière la plus radicale lors des conversions religieuses quelles qu’elles soient du reste : adhésion à une religion, ou en sens inverse perte de la foi.

Mucchielli reconnaît toutefois qu’un certain nombre de conversions soudaines échappent à cette hypothèse.[5] Une émotion paroxystique ou une expérience personnelle cruciale suffisent parfois à provoquer une conversion que rien auparavant ne laissait présager. Auquel cas « la signification immédiate de ce qui est perçu affectivement s’impose au Moi, supplante le système des opinions précédentes, et organise autour d’elle un nouveau système par rapport auquel le précédent devient instantanément étranger ». Mucchielli propose pour ces faits des explications surtout négatives : elles peuvent être le fruit de propagandistes qui manipulent les émotions de leurs auditoires, de la contagion d’une émotion collective, d’un choc hallucinatoire, ou d’un état mental pathologique. Elles se produisent en tout cas lors d’une intense émotion « où la suggestibilité comme nous le savons subit une flambée particulière ». Parmi les causes possibles, Mucchielli n’exclut pas toutefois des causes plus « normales » si j’ose dire : en particulier dans ce qu’il appelle une « expérience personnelle cruciale », comme l’expérience de la maladie et de la douleur, ou d’un danger de mort immédiat. Quoi qu’il en soit, c’est alors l’émotion qui domine, au point de « submerger de manière plus ou moins durable la réflexion critique et la Raison ».

Qu’il s’agisse de conversions religieuses ou de changements profonds d’opinions en d’autres domaines (artistique, politique, etc.), Mucchielli voit dans « une ouverture maxima au réel et à autrui » la clé de la maturité personnelle. Certains sont possédés par leurs opinions plutôt qu’ils ne les possèdent. L’éducation qu’ils ont reçue les a conditionnés plus qu’elle ne les a aidés à mûrir. Leurs habitudes ont pu se scléroser au point de les rendre étrangers à la vie réelle et de les enfermer dans des comportements automatiques, et dans les pseudo-justifications qui leur sont liées. Les idées leur sont venues par mimétisme dans leurs groupes d’appartenance. La passion qu’ils mettent dans leurs opinions peut les conduire au fanatisme et à l’absence d’esprit critique. Dans de tels cas, ils souffrent et font souffrir, car leurs attitudes et leurs comportements violentent le réel et les personnes qui les entourent, et les violentent eux-mêmes. On peut pourtant tenir à ses opinions sans en être esclave. « Le progrès de la personne s’opère par (…) une perméabilisation du système [des opinions], capacité d’intégrer les points de vue des autres comme d’autres aspects possibles de la question, ouverture du système et finalement pas de système du tout »[6].

  1. Quelques remarques pour avancer

Une part importante de l’intérêt et des difficultés de ces analyses tient à la distinction entre l’adhésion à une opinion, ou à un système d’opinions, et l’acte de foi. Dans les deux cas, il est vrai, on affirme comme vraies des propositions dont on n’a pas d’évidence intellectuelle immédiate, et l’on s’y implique fortement, à la fois affectivement et activement. Pourtant, les différences sont notables. Se convertir n’est pas seulement changer d’opinion à propos de l’Église catholique et de ses enseignements : c’est entrer dans une relation vivante avec le Christ. En outre, la relative incertitude épistémologique de l’opinion n’est pas l’inévidence de la foi, qui se caractérise quant à elle par l’expérience d’être « solidement enracinés dans la vérité », selon l’expression paulinienne. La maturité telle que la pense Mucchielli inclut la capacité à « perméabiliser » ses opinions en y intégrant d’autres points de vues comme d’autres découvertes. On serait alors conduit à penser que l’acte de foi en lui-même, et l’adhésion à des dogmes comme à des vérités certaines, interdisent cette perméabilité. Cela porterait à des attitudes rigides et fanatiques, éventuellement alimentées par le mimétisme de groupe ou par la manipulations de gourous. Le « chrétien mûr » devrait au contraire être toujours prêt à laisser les rencontres et l’expérience de la vie remettre sa foi en cause, en tout ou en partie.

Or n’oublions pas que la foi vivante n’est pas d’abord l’adhésion à un système d’opinions religieuses, mais à une Personne, le Christ. Sa venue parmi les hommes, sa mort et sa résurrection sont un événement, une « bonne nouvelle » (évangile), qui fait l’objet d’une annonce par ses témoins. Et la puissance de cette résurrection est telle que l’événement est toujours actuel, toujours à rencontrer aujourd’hui, toujours nouveau. On ne se trouve donc pas d’abord sur le terrain d’opinions éventuellement modifiables ou réformables en fonction du réel, mais sur le terrain de l’histoire et des faits, à échelle d’humanité comme pour chacun. La foi concerne le réel lui-même : soit la résurrection du Christ est un fait réel, et elle est destinée à tout changer pour tout le monde, soit elle n’a pas eu lieu, et tout le christianisme est vain. Pour reprendre les cadres de Mucchielli, la conversion n’est pas d’abord à situer comme le passage d’une opinion à une autre. Elle concerne d’abord le principe de « l’ouverture maxima au réel et à autrui » : si l’événement, si la rencontre a bien eu lieu, cette ouverture sera-t-elle suffisante pour lever les obstacles qui préexistaient dans des opinions contraires, voire dans leur absolutisation en termes d’idoles ou de fanatisme ? Dans ce cadre, le risque de fanatisme n’est donc pas dans la conversion, mais bien dans le refus de se convertir. On le voit clairement à la réaction des pharisiens face à la résurrection de Lazare : face au fait indéniable, ils préfèrent en tuer l’auteur que de se convertir. Ainsi, l’intelligence qui habite « l’ouverture maxima au réel et à autrui » est du côté de la conversion.

Il est vrai que la conversion conduit alors à donner un consentement absolu aux contenus de la foi : la fides qua (foi en les Personnes divines) serait vide de substance si elle n’incluait la fides quae (foi aux articles de foi). Il faut cependant distinguer radicalement ce consentement absolu de ce que Mucchielli appelle le fanatisme. Sur les questions de foi, nous n’avons pas d’un côté ceux qui n’adhéreraient qu’en considérant toujours réformables leurs « opinions religieuses », et de l’autre les fanatiques qui les rigidifieraient en leur attribuant valeur de vérité absolue. Nous avons d’un côté ceux qui assument intelligemment leur dimension religieuse en donnant leur consentement à Dieu tel qu’il s’est donné à rencontrer dans l’histoire des hommes et dans leur vie personnelle. Et nous avons de l’autre côté ceux qui, en refusant tout consentement absolu, croient garder leur liberté critique, mais qui ont en fait perdu conscience des absolus idolâtriques qui les habitent en fait.

Nul, bien sûr, n’est totalement lucide et équilibré dans sa foi. En donnant son adhésion de foi, le converti peut y inclure des opinions ou des attitudes qui n’en font pas partie, et y investir une valeur absolue qu’en fait elles n’ont pas. Mais parce que, du moins, il a fondamentalement donné sa vie au Christ, il est porteur de cet Amour Absolu réel qu’est Dieu, à la lumière duquel il pourra progresser vers une foi plus pure, où le degré relatif de certitude de leurs opinions leur apparaîtra plus clairement : une situation de loin préférable à celle de qui croit être libre à l’égard de tout absolu, mais se trouve esclave d’idoles inconscientes. En tout cas, « l’ouverture maxima au réel et à autrui » dont parle Mucchielli reste un excellent critère de vérification du caractère authentique et vrai de la conversion. Si le nouveau converti développe un rapport plus mûr avec la réalité, s’il assume mieux sa vie personnelle, sa condition familiale, son travail, ses relations et ses responsabilités sociales, il y a lieu de penser que c’est bien le Seigneur qui a changé son existence. Ce qui est le fruit d’illusions, de manipulations ou d’états émotionnels pathologiques ne saurait produire un tel effet, à moins que mystérieusement, la foi soit la seule maladie mentale qui fasse du bien à ses victimes… ce serait un étrange miracle !

Conclusion

La réflexion de Mucchielli ne manque pas d’intérêt. Ce d’autant moins qu’elle est elle-même porteuse d’éléments qui permettent de dépasser certains blocages auxquelles elle peut donner lieu sur la question religieuse. À travers l’analyse des processus psychologiques qui président à l’élaboration des opinions et à leurs changements, elle permet d’entrevoir à quel point la conversion met en cause des réalités complexes. Les adhésions de fond qui nous habitent ne sont pas que des idées intellectuelles. Elles sont solidaires de multiples données de personnalité, de caractère, d’habitudes, d’attachements émotionnels et d’investissements personnels. Autre est la conversion de l’artiste, autre celle du mathématicien, de l’agriculteur ou du philosophe, autre celle que suscite l’émerveillement d’une nouvelle naissance, autre celle qui est liée à un deuil. À chaque fois, c’est la personne tout entière qui est concernée dans son histoire propre, et dans bien des cas, comme le note Mucchielli, les processus qui y conduisent ne sont pas tous explicitement formulés conceptuellement. Il n’en reste pas moins que l’intelligence est bien au cœur de la conversion.

Les arguments que développe l’apologétique peuvent paraître plus ou moins convaincants selon les personnes et leur histoire. Mais ils mettent à nu des raisons réelles de se convertir. Ils aident certains à franchir le pas, surtout quand ils viennent exprimer des questions qui les travaillaient plus ou moins obscurément. Négativement, il leur arrive aussi de lever des obstacles, en montrant le caractère inexact de certaines objections qui bloquaient la conversion. Plus souvent, ils sont comme l’ossature rationnelle implicite qui permet de vérifier la valeur de vérité qui habite chez beaucoup la découverte du Christ. Ainsi, que la grâce ait agi de manière très sensible, ou qu’elle ait dynamisé une longue et difficile recherche de Dieu, elle correspond à une réalité où la raison a son rôle à jouer, et où ses exigences peuvent être exprimées de manière conceptuellement articulée.

 

[1]                      G. Fessard, Dialectique des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola, Paris, Aubier, 1956., p.74.

[2]                      R. Mucchielli, Opinion et changements d’opinions, Éd. ESF Paris 1979, pp. 54-71.

[3]                        Ibid. 8

[4]                 Ibid. 62-63.

[5]                 Ibid. 63-64.

[6]                 Ibid. 71.

9eme colloque Rome4


En bref


Le colloque de Rome s’est déroulé du 15 au 17 février 2019 à Rome. Son thème était l’apologétique, c’est-à-dire la partie de la théologie qui étudie les moyens d’annoncer la foi de manière crédible. Le but de ces colloque est de réfléchir sur la manière dont nous évangélisons pour l’améliorer.

3 grandes questions y ont été abordées :
Comment parler du Christ au musulmans ?
Comment annoncer Dieu dans le monde actuel ?
Comment rendre compte de notre foi ?

L’IUPG, pôle universitaire de la Communauté de l’Emmanuel, a co-organisé cette rencontre avec l’Institut Redemptor Hominis de l’Université pontificale du Latran.

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