Connaisseur de Charles de Foucauld et de la terre ou il a perdu la vie, Mgr Lhernould, évêque de Constantine et Hippone (Algérie) nous éclaire sur la vie du saint et sur le témoignage qu’il a donné auprès des nord-africains.
Propos recueillis par IL EST VIVANT !
Pourquoi avoir choisi d’être prêtre en Afrique du Nord ?
Au cours de mes études en classes préparatoires littéraires au lycée Sainte-Marie de Neuilly, au début des années 1990, il me fut proposé de partir comme volontaire à Tunis pour un cours d’été offert aux enfants d’un quartier de la capitale. Cette expérience me toucha profondément et vint rejoindre le désir du sacerdoce que je portais depuis longtemps. Je suis entré au séminaire en 1999 pour le diocèse de Tunis, où j’ai exercé les ministères de curé et de vicaire général. En décembre 2019, le pape François me demanda de devenir évêque du diocèse de Constantine et Hippone, dans le nord-est de l’Algérie, où saint Augustin fut pasteur au Ve siècle : une toute petite communauté catholique d’environ 300 personnes, pauvre, fragile, mais surtout très familiale, vivant au contact d’une population de 19 millions d’habitants, presque tous musulmans.
Dans l’encyclique Fratelli Tutti, le pape François cite Charles de Foucauld, et en mai prochain, il va le canoniser. Quel message selon vous le pape veut nous transmettre au travers de ces actes forts ?
Après avoir confié à la fin de l’encyclique qu’il s’était senti « particulièrement stimulé par saint François d’Assise, et également par d’autres frères qui ne sont pas catholiques », le pape donne une place particulière à Charles de Foucauld, en précisant les raisons : « Grâce à son expérience intense de Dieu, [il] a fait un cheminement de transformation jusqu’à se sentir le frère de tous les hommes et femmes. […] Il a orienté le désir du don total de sa personne à Dieu vers l’identification avec les derniers, les abandonnés, au fond du désert africain. Il exprimait dans ce contexte son aspiration de sentir tout être humain comme un frère ou une sœur […] Il voulait en définitive être “le frère universel”. Mais c’est seulement en s’identifiant avec les derniers qu’il est parvenu à devenir le frère de tous. Que Dieu inspire ce rêve à chacun d’entre nous » (nn. 286-287). En 1902, Charles écrivait depuis Béni-Abbès à sa cousine Marie de Bondy : « Je veux habituer tous les habitants : chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres, à me regarder comme leur frère universel. Ils commencent à appeler la maison “la fraternité” et cela m’est doux. » Sa vie illustre l’intuition du pape François que « la fraternité est la nouvelle frontière de l’humanité ». L’encyclique déclare au sujet de la personne humaine : « L’appel à se transcender dans la rencontre avec les autres se trouve à la racine même de son être » (n. 111). Cette phrase résume pour moi l’essentiel de son projet : une invitation à la rencontre, une pédagogie de la rencontre, une spiritualité de la rencontre, qu’illustre aussi très bien la vie de Charles de Foucauld.
Y a-t-il des écueils d’interprétation à éviter ?
La critique est souvent avancée que Charles de Foucauld était partisan du système colonial. Sans prétendre épuiser le débat, il est bon de rappeler ce que l’universitaire d’origine algérienne Ali Merad (1930-2017) écrivait en 1975 dans un essai intitulé Charles de Foucauld au regard de l’Islam : « D’un point de vue strictement algérien, il peut paraître légitime de considérer les attitudes du Père de Foucauld en termes critiques. Les motifs ne manquent pas : ce sont, d’une part, les sentiments politiques de l’ancien officier, resté jusqu’au bout partisan de l’expansionnisme français en Afrique ; d’autre part, sa solidarité de fait avec le régime colonial, dont la véritable nature lui a sans doute échappé. Ajoutons qu’il n’a pas su percevoir toutes les répercussions du colonialisme au niveau de l’opinion algérienne musulmane, dont il était pratiquement coupé dans sa lointaine solitude. Il nous paraît malgré tout injuste de faire grief à un religieux tel Charles de Foucauld de n’avoir pas été en mesure de devancer la mentalité de son époque, en faisant éclater aux yeux du monde des vérités politiques que la conscience algérienne et la conscience française mettront près d’un demi-siècle pour reconnaître. S’il n’a pas été dans ce domaine, ce qu’on pourrait appeler un génial précurseur, il s’est montré néanmoins plus lucide que la plupart des responsables coloniaux de sa génération, et ne s’est pas privé d’avertir ses compatriotes qu’ils perdraient leur empire africain faute d’une politique de justice et de progrès, et d’une réelle volonté d’émancipation des populations autochtones. La vérité oblige à considérer Charles de Foucauld au plan qui a été réellement le sien : non celui d’un officier ou d’un administrateur colonial, ou d’un idéologue, mais simplement au plan spirituel. »
À sa mort, aucun musulman de son entourage ne semble être devenu chrétien. N’est-ce pas décourageant pour qui veut annoncer l’Évangile à tout homme ?
Charles de Foucauld a connu le découragement… qui lui a révélé le cœur de sa mission. En 1907, il traverse une période difficile : la sécheresse provoque une grave famine dans le Hoggar, il est malade, sans disciples. Seul chrétien du lieu, selon les règles de l’époque, il ne peut célébrer l’eucharistie. En novembre, il écrit à l’Abbé Huvelin, son accompagnateur depuis 1886 : « Plus de 21 ans que vous m’avez rendu à Jésus et que vous êtes mon père ; près de 18 ans que je suis entré au couvent ; dans la 50e année de mon âge : quelle moisson je devrais avoir et pour moi et pour les autres ! Et au lieu de cela, moi la misère, le dénuement, et aux autres pas le moindre bien… C’est au fruit qu’on connaît les arbres et ceci montre ce que je suis. » Amaigri, affaibli, il est sauvé par les Touaregs, qui se privent d’un rare lait de brebis pour lui redonner force. Ce geste le bouleverse. Il vit une deuxième conversion. À l’instar de la petite Thérèse qui découvre sa vocation profonde sur son lit d’infirmerie, Charles reçoit la sienne à travers ces événements, ne cherchant plus à convertir mais seulement à aimer. En 1909 il écrit dans son diaire : « Mon apostolat doit être l’apostolat de la bonté. En me voyant, on doit se dire : “Puisque cet homme est si bon, sa religion doit être bonne.” […] Je voudrais être assez bon pour qu’on dise : “Si tel est le serviteur, comment donc est le Maître !” »
Est-il connu aujourd’hui des musulmans en Afrique du Nord ? Si oui, comment est-il perçu ?
Douze jours après sa mort, survenue à Tamanrasset le 1er décembre 1916, Moussa ag Amastan, qui était l’Amenokal c’est-à-dire le chef des Touaregs du Hoggar, écrivit à Marie de Blic, la sœur du frère Charles : « J’ai pleuré et j’ai versé beaucoup de larmes, et je suis en grand deuil. Sa mort m’a fait beaucoup de peine… Charles, le marabout, n’est pas mort que pour vous autres seuls, il est mort aussi pour nous tous. Que Dieu lui donne la miséricorde et que nous nous rencontrions avec lui au Paradis. » La figure de Charles de Foucauld me semble peu connue de la plupart des musulmans que je rencontre. Ce témoignage de l’Amenokal Moussa rappelle cependant ce que beaucoup ont perçu en 2018, lors de la béatification de Pierre Claverie, évêque d’Oran assassiné en 1996, et de ses 18 compagnons, dont le sang mêlé à celui de nombreux Algériens et Algériennes victimes d’une violence qu’ils avaient refusée durant les années noires, a permis que brille dans le ciel d’Algérie un grand signe de cette fraternité que le pape François appelle de ses vœux pour notre monde.
Cette canonisation peut-elle aider l’Église dans sa mission en “terre d’islam” ? Si oui, comment ?
L’expérience de Charles de Foucauld nous ramène à l’un des aspects premiers de la mission : le témoignage de la tendresse de Dieu rendu explicite par la vie du disciple. Au numéro 28 d’une série de Conseils, il écrit : « On fait du bien, non dans la mesure de ce qu’on dit et de ce qu’on fait, mais dans la mesure de ce qu’on est, dans la mesure de la grâce qui accompagne nos actes, dans la mesure en laquelle nos actes sont des actes de Jésus agissant en nous et par nous. » Avant l’accomplissement du kérygme, la Bonne Nouvelle c’est que Dieu, en Jésus, désire entrer en relation, se fait proche de chacun, et dit à toute personne, sans aucune distinction : « Tu as du prix à mes yeux, tu as de la valeur et je t’aime » (cf. Is 43,4). Une posture qui nous convie à la rencontre vécue dans la fécondité qui engendre, plus que dans l’efficacité qui quantifie. Comme l’écrivaient les évêques d’Afrique du Nord dans leur lettre pastorale Serviteurs de l’Espérance, publiée le 1er décembre 2014, en la fête de Charles de Foucauld : « Le chemin de la rencontre est notre chemin missionnaire : la mission ne naît pas d’un surplus que nous aurions à communiquer aux autres, elle naît d’un manque de l’autre sans lequel, sans la rencontre de qui je ne pourrai jamais libérer mon Magnificat. Un chemin de consentement au projet de l’incarnation […] Ainsi l’évangélisation n’est en rien prosélytisme. Elle est chemin d’incarnation, jusqu’au bout, quoi qu’il en coûte. C’est la joie et la grâce de nos Églises de le découvrir jour après jour et de pouvoir en témoigner : la mission est un chemin d’humanisation qui conduit à la rencontre avec Dieu » (n. 4.2).
Qu’auriez-vous envie de dire aux catholiques d’Europe “confrontés” à une forte présence musulmane ?
Il est je crois essentiel d’éviter de voir les choses en termes de “confrontation”. En Europe, l’islam fait peur à beaucoup. Si la peur est là, il faut tâcher d’en analyser posément les causes. La peur ne se nourrit-elle pas d’un manque de connaissance de l’autre… voire de nous-mêmes ? J’aime ce que le frère Jean-Jacques Pérrennès, dominicain, directeur de l’École Biblique de Jérusalem, déclarait dans une interview donnée en 2021 : « Tout le monde devrait avoir un ami musulman. » « On ne connaît personne sinon par l’amitié », disait aussi saint Augustin. « L’amour parfait chasse la crainte » (cf. 1 Jn 4,18). C’est l’amour jusqu’à l’extrême, à l’image de Jésus (cf. Jn 13,1), qu’il s’agit de vivre en toutes circonstances. C’est du reste à cela que « tous reconnaîtront que nous sommes ses disciples » (cf. Jn 13,35). S’efforcer par conséquent d’être « une prédication vivante » : en te voyant, on doit voir « ce qu’est la vie chrétienne, ce qu’est la religion chrétienne, ce qu’est l’Évangile, ce qu’est Jésus », écrivait Charles de Foucauld au même numéro 28 des Conseils. Le plus souvent, la seule page d’Évangile qu’un musulman lira est celle de ta vie, pour autant que ta vie dise vraiment l’Évangile et le rende accessible. Où que nous soyons, donnons accès à la joie de l’Évangile par le témoignage d’une vie vraiment évangélique ! Cet effort nous sera profitable à nous-mêmes, mais aussi à tous ceux qui, tels la Samaritaine, sont habités d’une soif, souvent sans le savoir, que seule la rencontre avec Jésus, dont nous sommes appelés à être les témoins et les facilitateurs, vient révéler et étancher. ¨