Pédagogie du sacré

La pédagogie du Christ est une source d’inspiration, de questions, de réflexions infinies. Nous nous proposons d’en faire une suite de méditations sous forme de lectio divina, en commençant par l’éducation au sacré. Laissons nous surprendre.   

 

« Je ne suis pas digne de délier la courroie de sa sandale » (Jn 1,27) : c’est la première expression du sacré dans l’Evangile de saint Jean. Délier la courroie des sandales du maître était un geste des serviteurs, geste qui les amenait à s’incliner aux pieds du maître avec humilité, à se faire tout petits devant lui. En même temps, c’est un geste de proximité à l’égard du maître, exigeant un certain savoir-faire pour ne pas gêner le maître, et de le connaître pour faire cela comme il lui plaît. Ce service n’était peut-être pas confié à n’importe quel serviteur. Or, Jean-Baptiste déclare ne pas en être digne, reconnaissant ainsi l’exceptionnelle dignité de « Celui qui vient ».

Aux élèves, il nous faut faire comprendre en quoi diffèrent le respect et le sacré : délier les courroies, enlever les chaussures et laver les pieds sont des marques de respect qui autorisent le toucher des vêtements et du corps, tandis que la relation au sacré introduit une distance infranchissable, signalant une réelle différence de nature entre deux êtres. Le respect existe à l’égard des ceux qui sont supérieurs par la fonction ou par l’âge, ou par quelque autre mérite ; il peut exister entre égaux ; il est même remarquable à l’égard de ceux qui sont inférieurs, les plus petits, les plus fragiles. En revanche, la relation au sacré est une déférence que l’on a uniquement à l’égard du divin.

La deuxième expression du sacré dans cet Evangile, c’est cette remarque : « L’homme qui vient après moi est passé devant moi parce qu’avant moi il était ». Laisser passer quelqu’un devant soi est une marque de respect, mais Jean-Baptiste va plus loin, car il déclare la primauté de nature de celui devant lequel il s’efface. En effet, l’imparfait « il était » signifie en hébreu une permanence atemporelle, comme dans le tout début du prologue de cet évangile : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu ». Ce verbe être à l’imparfait signifie l’être en plénitude, qui existe depuis toujours et bien avant nous, antériorité absolue de celui qui n’a pas besoin de nous pour exister. Primauté de celui à qui nous devons notre existence. Le sentiment du sacré est ici inséparable de l’adoration qui remplit le cœur du croyant en présence de celui à qui il doit tout : « C’est par lui que tout est venu à l’existence et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui » (Jn 1, 3).

Or, il se trouve que la relation au sacré nécessite souvent une rectification, une purification, un processus de sanctification. C’est là que la pédagogie du Christ se révèlera remarquable.

Le premier déplacement du sacré dans l’Evangile de saint Jean s’opère aux noces de Cana. En effet, l’eau changée en vin est celle qui se trouvait dans les jarres destinées aux purifications rituelles et non destinée à rafraîchir les convives. Or, le vin ne peut pas rendre ce service de purification rituelle. Nous sommes donc conduits à comprendre ce geste en faisant appel à sa signification symbolique. Nous ne savons pas comment l’ont compris les jeunes mariés, mais nous savons aujourd’hui que ce vin signifie prophétiquement le sang du Christ qui nous purifie spirituellement.

Le Christ nous appelle souvent à passer ainsi de l’ordre matériel à l’ordre symbolique, parce que l’accès au spirituel passe par les symboles. Il a fait comprendre à Nicodème qu’il faut naître de nouveau sans repasser par le ventre de sa mère et il a fait comprendre à la Samaritaine que les vrais adorateurs sont appelés à adorer en esprit et en vérité, et pas nécessairement dans tel lieu plutôt que tel autre. Il a fustigé les pharisiens qui nettoient les coupes et les plats mais qui ne se soucient pas de la pureté de leur âme. Plus qu’un déplacement du sacré, il conviendrait même de dire que le sacré est replacé, remis à la bonne place où il doit être et où il aurait dû rester. Avec la force unique qui est la sienne, le Christ redit un enseignement qui était déjà présent dans le judaïsme et qui avait été oublié. (Jn 2, 13-22). Le Christ ne nous a pas initiés à l’ordre symbolique pour que nous enfermions nos élèves dans l’ordre matériel ni dans le ritualisme : les ouvrir au sens, à l’intelligence profonde des choses, est la seule voie pour leur permettre d’assumer l’héritage de gestes, des coutumes, des richesses de notre culture religieuse.

Cela devient encore plus évident si nous les faisons réfléchir au sens de la purification du temple, intervention vigoureuse qui a consisté à en chasser les vendeurs sans ménagement. Certes, le Christ a voulu restaurer le caractère sacré du temple, mais s’agissait-il seulement du temple de pierre ? Ne faut-il pas faire chercher aux élèves le sens de cette parole : « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours, je le relèverai » (Jn2, 19) ? Leur permettre de découvrir qu’il s’agissait du sanctuaire de son corps. Leur faire découvrir que le Christ est par excellence, par nature, celui en qui habite l’Esprit Saint ? Et découvrir que tout homme est appelé à être demeure de Dieu, tout homme étant même créé pour cela. « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu ? » écrit saint Paul aux Corinthiens (I Cor 3, 16).

Ainsi, nous pourrons leur faire observer un déplacement ou plutôt une extension du sacré de Dieu au temple de Jérusalem, puis de ce temple de pierre au Christ et enfin, du Christ à tout homme. La sanctification de la relation au sacré se poursuit quand le Christ nous invite à reconnaître le caractère sacré de tout homme, à commencer par le plus petit, le plus pauvre, le plus humilié. En relisant le récit du jugement dernier (Mt 25, 31-46), ils remarqueront la solennité du style épique soulignant la gravité du message dans lequel que le Christ donne cet ultime enseignement sur la vraie nature du sacré : « Et le roi leur répondra : Amen, je vous le dis, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »  (Mt 25, 40)

La grande initiation au sacré que constitue le récit de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine les aura conduit jusqu’à la source sacrée. Le récit commence quand Jésus demande à boire. On a souvent fait le rapprochement avec le cri sur la croix : « J’ai soif ! » (Jn 19, 28), et de fait, ce n’est pas anodin, chaque geste et parole du Christ devant être mis en perspective avec l’ensemble du message évangélique. Encore une fois, on demandera aux élèves ce que veut dire Jésus quand il dit à la Samaritaine que l’eau qu’il lui donnera deviendra en elle une source. Comment le comprendre ? Le Christ est souvent comparé au rocher du désert que Moïse frappa de son bâton et qui devint une source. Et nous venons de voir aussi qu’il nous faut aller au-delà de la sacralité des temples de pierre : ne devons-nous pas apprendre à les regarder comme des sources ? Il y a bien des religions qui regardent certaines pierres comme sacrées. Malgré tout le respect que l’on doit avoir pour ce que d’autres estiment sacré, il faut bien reconnaître que des foules innombrables peuvent toujours  venir en pèlerinage à la pierre noire, et tourner indéfiniment autour d’elle, il n’a jamais été question que celle-ci devienne une source. Tel n’est pas le Christ : comme le rocher frappé par Moïse, son Cœur, frappé de la lance du soldat romain, devient une source inépuisable.

Avec nos élèves, revenons à la Samaritaine : elle aussi, son cœur peut devenir une source. Elle n’aura plus un cœur de pierre. La conversion s’accomplit dans notre rapport au sacré à partir du moment où celui-ci ne durcit pas le cœur mais le transforme en source. Ici – gloire à Dieu ! – sont dépassées toutes les pierres sacrées et toutes les sources sacrées de toutes les religions de la nature !

Faisons comprendre à nos élèves comment le Christ, purifiant notre rapport au sacré, nous conduit à son Cœur, et de son Cœur au nôtre. Cette pédagogie du Sacré-Cœur nous a montré le lien profond qui conduit de l’adoration du Dieu Très-Haut à la compassion pour les plus petits.

Le lavement des pieds complètera ce parcours d’initiation au sacré : alors que Jean-Baptiste se disait indigne de seulement délier la courroie de ses sandales, le Fils de Dieu lave les pieds de ses disciples. Ce faisant, il a véritablement surpris les disciples au point que Pierre refusait de se laisser faire, comme scandalisé par ce renversement des rôles : « Tu ne me laveras pas les pieds. Non ! Jamais ! » (Jn 13, 8). Manifestement, pour ceux qui suivent le Christ, il y a un déplacement du sacré qui est un véritable chemin de conversion. Pour nous tous, bien au-delà des clivages entre les diverses sensibilités dans l’Eglise.

 

 

Bernard de Castéra

 

Recommandez cet article à un ami

sur Facebook
par Whatsapp
par mail