La crise sanitaire a jeté une lumière crue sur le rapport que nous entretenons au travail et accéléré les questionnements que nous portions déjà en germe : quel est le sens et l’utilité de mon travail ? Comment trouver un juste équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ? Le télétravail est-il une réponse ?
Pierre-Yves Gomez, créateur du Parcours Zachée en 2006, et Johan Glaisner, actuel responsable des Parcours, nous montrent en quoi la Doctrine Sociale de l’Eglise est pertinente pour accompagner notre réflexion personnelle sur l’homme au travail et pour unifier notre vie. Entretien.
Rapport au travail, télétravail, démissions, reconversions… quel est le constat que vous faites aujourd’hui ?
Pierre-Yves Gomez : Le cadre général c’est une manière nouvelle de considérer le travail. Depuis la crise de la fin des années 2000, on constate un désengagement clair et massif de nos contemporains à l’égard du travail, qui a pu être masqué ou compensé par la digitalisation, c’est-à-dire par une espèce de frénésie des nouvelles technologies. Ce désengagement touche l’investissement personnel dans le travail, les projets de l’entreprise, la vie collective… Il n’est pas lié à la crise sanitaire.
En revanche, la crise du COVID a donné un coup d’accélération à l’utilisation des nouvelles technologies, que tout le monde prônait comme étant l’avenir. Ces technologies sont devenues le présent du travail. On est passé de la maquette à la grandeur réelle. Mais que la crise a-t-elle montré ? Que les personnels qui restaient au « front » sont les plus utiles à la société et les moins bien payés. Et que les autres, dont le travail se situe plus dans l’abstraction, sont, non pas inutiles, mais clairement moins utiles à la société. La crise a permis une prise de conscience personnelle du sens ou non, de l’utilité ou non de son travail. Toutes les tensions autour du travail, en germe depuis une dizaine d’années, se sont alors manifestées. Et je crois que l’on sous-estime l’impact psychologique qu’a eu cette crise sur des personnes qui ont découvert qu’elles n’étaient pas si utiles que cela.
Johan Glaisner : On a constaté un engouement massif pour le télétravail à la sortie du confinement, qui a pu alors sembler évident. Tout le monde a peut-être imaginé trouvé un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, grâce au télétravail. Aujourd’hui, nous remarquons que, s’il apporte des choses intéressantes, le télétravail ne résout pas tous les problèmes.
La question de fond qui a jailli à l’occasion de la crise sanitaire porte donc sur le sens et l’utilité du travail ?
Pierre-Yves Gomez : Beaucoup de gens se sont posés, et se posent encore, cette question : à quoi je sers ? Tant qu’on travaille dans une ambiance locale, avec des collègues, on a l’impression d’être encore humanisés mais lorsqu’on se retrouve à distance, l’inutilité apparait dans sa nudité absolue.
Johan Glaisner : Parmi les nombreuses rencontres que nous avons faites, nous observons que les reconversions se font massivement vers des métiers très manuels, très ancrés dans la réalité et plus du tout dans l’abstraction, notamment financière. Aucun plombier ne s’est reconverti dans la finance ou le digital.
Par ailleurs, la crise a révélé une nouvelle forme d’injustice : environ 70% des jobs ne peuvent pas être faits en télétravail. Il y a donc une nouvelle fracture entre ceux qui peuvent faire du télétravail (et qui peuvent plus facilement mettre leur vie professionnelle et personnelle en cohérence, profiter d’habiter en province…) et ceux qui ne peuvent pas le faire.
Pierre-Yves Gomez : Surtout si ceux qui télétravaillent se font livrer à domicile de la nourriture ou des objets que ceux qui ne peuvent pas télétravailler sont obligés de livrer.
Les enjeux pour les managers semblent vertigineux : comment peut-on accompagner ceux qui justement doivent accompagner leurs équipes dans ces mutations ?
Pierre-Yves Gomez : A manière nouvelle de penser le travail, manière nouvelle de manager le travail. Donc les managers ne doivent pas reproduire le management d’hier qui était très individualisé. Deux grands sujets sont à prendre en compte : la gestion des temporalités et des espaces multiples : on ne travaille plus en même temps (on est souvent asynchrone) ni dans le même espace mais dans des temps et des espaces différents. Ensuite, des collectifs de travail sont à recréer : nous sommes souvent aujourd’hui dans une logique où on ne travaille pas ensemble (ça c’est le travail collectif) mais parce qu’on est travailleur et qu’on est ensemble on peut bien travailler : c’est le collectif de travail. Le collectif est un lieu de ressources, où je peux me retrouver pour me réanimer, retrouver une âme, même si je ne travaille pas nécessairement avec les personnes, même si je ne collabore pas. Le manager de demain doit combiner ces deux dimensions.
Johan Glaisner : J’ajouterai que le télétravail a parfois permis de comprendre que le calme et le silence étaient un facteur d’efficacité pour certaines tâches, nécessitant de la concentration par exemple. Donc il peut y avoir une façon intelligente de repenser cette articulation, entre le collectif et la personne au travail, à condition d’être capable de revenir sur les éléments les plus minimes du travail : ceux qui ont besoin d’être coordonnés et qui nécessitent une compétence collective et ceux pour lesquels on peut imaginer qu’on est plus performant, plus agile, plus capable quand on est seul à son bureau, car on avance plus vite dans ses dossiers. Au niveau du management, il y a une intelligence du travail réel des personnes dans leurs tâches les plus précises et les plus quotidiennes pour savoir celles qui peuvent être faites à distance parce que la nécessité le prévoit et celles qui ont besoin d’être coordonnées. Donc ça demande des managers qui soient vraiment en très grande proximité avec le travail réel de leurs collaborateurs.
S’interroger sur le sens de son travail, et par là-même sur le sens de son existence, n’est-ce pas le signe d’une société de consommation, qui vit dans l’abondance, et qui perd pied avec une certaine réalité : l’homme travaille car il en a besoin ?
Pierre-Yves Gomez : Nous vivons dans une société très organisée et c’est parce qu’il y a une hyper organisation et une division du travail qu’on se pose la question du sens car le travail est très découpé. Dans les sociétés où il faut travailler pour vivre on est aussi plus facilement maitres du résultat, évidemment étant exclus les mines et les lieux de surexploitation dans les pays en développement. Même là, il y a des collectifs très importants.
Johan Glaisner : Dans ces sociétés là en général, il y a d’autres collectifs, que ceux du travail. Le travail n’est qu’une dimension utile da la vie. Or, aujourd’hui, dans nos sociétés, il est très difficile de construire des collectifs et des communautés en dehors du travail, d’autant que la communauté familiale est très malmenée et remise en question. Donc le seul endroit où les gens ont la possibilité de vivre quelque chose ensemble, c’est le travail.
D’où l’importance de prendre soin de ces collectifs de travail… Comment l’Eglise, à travers son enseignement, son magistère, son expérience du discernement, peut-elle accompagner chacun dans la réflexion qu’il a à mener personnellement sur son rapport au travail ? Et éventuellement sur les choix qu’il a à poser ?
Johan Glaisner : Ce que permet la Doctrine Sociale de l’Eglise (DSE), l’enseignement social chrétien, c’est une réflexion ancienne et fondée sur l’anthropologie : qu’est ce que la personne humaine ? Quelles sont ses aspirations et sa nature ? Et comment envisager cette relation au travail, à la société, à son corps, à la vie à la fois locale et internationale ? La DSE permet de penser la place de l’homme dans le cosmos et sa dynamique propre.
Dans le Parcours Zachée, on va réfléchir particulièrement à la manière dont l’homme ou la femme au travail (le travail n’est pas que l’entreprise mais la capacité à transformer le monde), dans son environnement, est appelé à vivre pleinement et de manière cohérente sa vie chrétienne. On va proposer cette réflexion profonde autour des dimensions suivantes :
– Pourquoi travaille-t-on ? C’est la construction du bien commun.
– Comment organise-t-on le travail ? C’est la subsidiarité.
– Comment prend-on des responsabilités ? C’est l’autorité.
Le parcours Zachée va nous permettre de plonger dans cette réflexion de l’église sur la personne au travail : comment cela peut s’articuler et nous permettre de vivre une grande unité de vie aujourd’hui ?
Pierre-Yves Gomez : La DSE n’a pas de réponse, elle est simplement un cadre qui permet à chacun de pouvoir répondre selon son expérience. Les parcours servent à prendre conscience et à faire l’expérience de cette doctrine dans sa vie quotidienne pour trouver sa réponse.
Subsidiarité, autorité : quand on est en situation de responsabilité et d’autorité on a la légitimité pour mettre en œuvre la subsidiarité. Mais quand on est subordonné, on peut être convaincu de la nécessité de la subsidiarité, sans avoir toujours les mains libres pour la mettre en œuvre ?
Pierre-Yves Gomez : Il y a deux manières de répondre à cette question : une façon organisationnelle : oui la subsidiarité se décide comme forme d’organisation, de haut en bas. Si une entreprise ne s’organise pas selon la subsidiarité, c’est que l’autorité ne veut pas le faire. Mais la liberté ne se donne pas, elle se prend : de la part de chacun, il y a un nécessaire engagement pour montrer qu’on a besoin de subsidiarité et de marges de manœuvre suffisantes pour s’accomplir dans son travail. C’est une question de justice.
Il faut aller chercher la confiance et la mériter ?
Pierre-Yves Gomez : Oui, mais aussi proposer d’autres organisations, montrer que cela peut être plus efficace et que cela rend plus heureux.
Pour lancer un parcours Zachée, rendez-vous à la formation des responsables le 19 et 20 novembre prochain à Paris.