“Les pauvres sont nos maîtres”

Rencontre avec l'Ordre de Malte

En ce mois de décembre, le pape François nous invite à prier « pour les organisations humanitaires et les associations de promotion humaine. Pour qu’elles trouvent des personnes désireuses de s’engager pour le bien commun et recherchent des modalités de collaboration toujours nouvelles au niveau international. »

Comment cet engagement peut-il s’incarner ? Nous avons rencontré Hubert Laurent, directeur de la solidarité à l’Ordre de Malte – France. Pour lui, il s’agit de faire l’expérience au quotidien que « les pauvres sont nos maîtres », comme le disait St Vincent de Paul. Rencontre.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager et à agir au sein de l’Ordre de Malte ?

Ce qui me motive c’est le fait, par mon travail, d’appuyer des milliers de personnes, bénévoles pour la plupart, qui viennent en aide aux plus fragiles. Pour moi, l’objet fait sens en lui-même et répond à un vrai besoin de notre société.  Je le fais à partir de mes compétences managériales, de gestion d’équipe et de projet pour inventer des solutions nouvelles, accompagner nos 13 000 bénévoles, faire le lien entre la ligne stratégique de l’Ordre de Malte et l’action concrète et quotidienne sur le terrain.  Il s’agit de faire face au défi de la précarité en France, qui s’accentue, s’élargit, se transforme et qui nécessite audace et créativité.

Fratello OMF Assise 2021 2

« Le vrai développement, c’est être davantage ! » Gandhi

J’aime bien ce que dit Gandhi : « Le vrai développement, c’est être davantage. » Oui, comme toute structure, l’Ordre de Malte a une stratégie de développement, qui vise un « plus » quantitatif et un « mieux » qualitatif. Mais ce développement n’est pas orienté vers une croissance de pouvoir d’achat ou de chiffres d’affaires mais vers une croissance qui consiste à pouvoir toucher davantage les plus petits, prendre davantage soin d’eux.

L’objectif, c’est, pour certains d’entre eux, les aider à se relever. Pour d’autres, qui sont tellement fragiles, ce n’est même pas cela. C’est être, à leurs côtés, ces petits temps d’éternité, qui semblent ne pas avoir de valeur, qui ne s’inscrivent même pas ou difficilement dans un parcours. Evidemment, pouvoir passer de la rue à un hébergement, de l’hébergement à un logement, d’un logement à un accompagnement vers l’emploi, c’est l’idéal. Mais pour certaines personnes qui ont des parcours de rue, d’addiction, de vieillissement précoce depuis des années, on n’en est pas là. Cela peut nous décourager, tous, salariés comme bénévoles.

Pourtant notre action a un sens : à travers ce temps suspendu de la rencontre, nous participons à la croissance intérieure de l’autre et nous nous laissons toucher et interpeller par l’autre. C’est une aventure à deux. Beaucoup de bénévoles nous partagent avoir été transformés par ces rencontres. « Les pauvres sont nos maîtres » disait Saint Vincent de Paul. Et c’est bien cette expérience là que nous essayons de vivre au quotidien.

Qu’est-ce que représentent justement, pour vous, les petits, les fragiles, les exclus ?

Ils représentent cet appel, ce cri silencieux face à un monde qui raisonne trop souvent en termes de chiffres, de croissance, d’expansion. On en voit les méfaits, les désastres même, tant sur le plan écologique, que sur le plan des structures sociales ou encore des équilibres familiaux. Le monde est engagé dans une course de croissance qui ne laisse pas le temps de s’interroger : après quoi courons nous ?  Tous ces petits sont ce pouvoir d’interpellation silencieux dont on peut se faire l’écho : qu’est ce qui compte vraiment ? Qu’est ce qui fait la valeur de ma vie ?

« J’ai soif » Jésus sur la croix

Maraude sociale Paris 03 10 22

Les petits sont aussi le visage du Christ souffrant qui nous appelle et qui nous dit : « J’ai soif ! » et qui nous dit, en même temps : « Ne cherche pas des choses compliquées. Là où tu es, dans cet instant, tu peux m’apaiser, étancher cette soif, me faire du bien, en ouvrant la bouche, en tendant la main, en priant, en témoignant… Tout ça tu peux le faire. » Les pauvres viennent nous dire la puissance de la gratuité et de la rencontre.  

Ma conviction c’est que tout se joue dans la rencontre, dans ces croisements de regard, ces personnes qui, à la rue, nous disent : 

« Ah bon, vous ne nous apportez pas juste un sac de couchage et un sandwich ? Vous prenez vraiment le temps d’être avec nous ? » Oui, on pourrait venir les mains vides et on aurait autant de choses à vivre dans ce temps suspendu, ce cœur à cœur.

Bien sûr, dans un certain nombre de cas, notre action est aussi une aide matérielle pour rétablir une forme de justice. Nous pouvons nous rappeler le principe de destination universelle des biens, posé par la doctrine sociale de l’Eglise, qui vise à permettre à chacun de s’épanouir, d’abord sur un plan matériel, en bénéficiant des conditions naturelles de subsistance : dans notre pays où plus de 10 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, on ne peut pas dire que cette destination universelle des biens soit franchement optimale. Ce principe de justice qui la sous-tend doit nous questionner, nous interpeller dans nos engagements, notre travail, nos familles.

Au départ de votre engagement, y a-t-il une forme d’indignation, face à tant de vies dont la dignité est piétinée, mêlée à cette conviction qu’on ne peut pas vivre indépendamment des autres ?  

Avant d’être une forme d’indignation c’est une espérance, qu’au-delà des injustices, il y a quelque chose à vivre ici et maintenant avec ces personnes. Les compétences professionnelles, les convictions religieuses, un certain regard sur l’homme, le temps donné par nos bénévoles, tout cela peut s’agréger, se rencontrer, pour se faire serviteur de ces personnes, aller à leur rencontre et pour certaines leur donner une chance de s’en sortir.

Donc je ne sais pas s’il y a une indignation. Ce n’est pas comme ça que je le vis, comme une forme de combat. Mais plutôt comme un témoignage, comme une certitude que la vie a vaincu la mort et que cela peut s’incarner dans nos actions, aussi pauvres soient elles.

C’est donc marcher vers cette espérance avec la conscience de sa propre pauvreté. Aucune de nos actions ne prétend faire des miracles. Oui, on vise un développement, mais en aucun cas nous ne cherchons à devenir demain un gros opérateur qui va répondre à 100% aux enjeux de réduction de la pauvreté en France. Nous n’avons pas du tout cette prétention.

« Allez vers nos seigneurs, les pauvres et les malades, et donnez-leur ce que la maison a de meilleur »

Comment faites-vous, depuis votre bureau, pour ne pas perdre de vue la finalité de votre travail qui est d’agir pour les plus fragiles que vous ne voyez pas toujours ? 

Premièrement, je prie, car il n’y a pas de réponse toute faite à cette question. Je demande au Seigneur de rester toujours humble car je suis, par définition, géographiquement éloigné de la réalité de la rue.  

Deuxièmement, je vais régulièrement sur le terrain, participer à des maraudes ou des distributions alimentaires, visiter des délégations, rencontrer et écouter des bénévoles.

Troisièmement, j’invite toutes les équipes avec qui je travaille, à aller sur le terrain également, pour se laisser toucher.

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Enfin, j’essaie de me rappeler qu’il n’est pas meilleur d’être le bénévole sur le terrain et moins bon d’être le manager dans son bureau, en plus payé pour ce qu’il fait, alors qu’il est loin. Dans la règle de l’Ordre souverain de Malte, depuis le XIème siècle, il est écrit : « Allez vers nos seigneurs les pauvres et les malades et donnez-leur ce que la maison a de meilleur ». Pour cela, il faut un minimum d’organisation et de moyens. Il faut savoir parler de ce que l’on fait pour pouvoir mobiliser des bénévoles, des financements, des véhicules. Il faut une organisation qui n’a pas peur de viser une certaine efficacité, une fois, bien sûr, que tout ce que j’ai dit avant a été intégré ou mis au cœur de chacun, salariés comme bénévoles.  

Le rôle de toutes les équipes dans les bureaux est à la fois un rôle d’accompagnement au quotidien, en s’assurant que tout fonctionne pour aujourd’hui, mais aussi d’anticipation, pour préparer maintenant les actions de demain et d’après-demain.

Autrement dit, les pauvres ont besoin de nos compétences et pas seulement de notre bonne volonté ?  

Oui, et là encore c’est une question de rencontres : entre une personne qui aura une compétence d’organisation avec une autre qui aura une compétence en finance, une autre encore en gestion de projet, avec des bénévoles sur le terrain… Tout cela créé une chaine efficace pour lutter contre la pauvreté. Les compétences sont un levier qui s’appuie sur ce qui nous anime : en ce qui me concerne, je m’appuie sur la prière qui m’invite à viser ce « vrai développement » dont je parlais plus haut, cette croissance intérieure mêlée d’espérance.

Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, les écarts se creusent, le nombre de pauvres augmente… Comment faire pour ne pas se décourager ?

Il y a quelques années, nous étions volontaires de solidarité internationale, avec mon épouse et nos enfants, à Madagascar. Face à l’ampleur de la misère et de la pauvreté, cette question nous a sautée à la figure : en regardant la pauvreté à l’échelle du pays, nous pouvions être tentés de nous dire que notre travail et notre présence ne servaient à rien. Mais, en regardant à plus petite échelle, nous avons vu bien autre chose, comme si nous avions changé de lunettes. Des histoires personnelles transformées, des éclats de vie, des vies brisées, des résurrections, des morts, des signes d’espérance concrets. Et nous avons appris que tant qu’il y a un signe d’espérance, cela vaut le coup de faire le pas d’après.

C’est pareil en France : si Jacques, ce soir, a trouvé un peu de réconfort, alors c’est tout ce qui compte. Le fait que le nombre de « Jacques » augmente en quantité, n’enlève rien à la qualité de ce que j’offre à celui avec qui je suis dans l’instant.

Effectivement, si on a les yeux rivés sur les chiffres, on peut vite désespérer, mais ce ne sont pas les chiffres qui vivent et qui meurent, ce sont les personnes.

L’Ordre de Malte en bref 

L’Ordre de Malte – France :

– Association née en 1927

– Reconnue d’utilité publique

– Adossée à l’Ordre Souverain de Malte, crée au XIème siècle, qui est également un ordre religieux.

– 13 000 bénévoles en France 

– 2000 salariés en France et à l’international (présence dans 26 pays).  

– 219 activités représentant plus de 10 000 actions chaque année en France.

– Près de 300 000 rencontres par an.  

L’Ordre de Malte – France travaille dans 4 grands secteurs :  

La santé (lutte contre la lèpre et soutien de la mère et de l’enfant.)

Le secteur médico-social (autisme, handicap et grand-âge) 

Le secourisme

La solidarité

  • En matière de santé (maraudes médicales et dispensaires)
  • En matière sociale (maraudes auprès des personnes à la rue / visites à domicile)
  • En matière alimentaire (petits-déjeuners, repas, food-trucks solidaires, épiceries sociales fixes ou itinérantes)
  • En matière d’accueil et d’hébergement (2 centres d’hébergement à Paris et Asnières-sur-Seine, projets de “Maisons Malte”) 
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