Les moments de vérité, clé de la transmission

La grande question pour nous enseignants et éducateurs, c’est de savoir comment nous pouvons œuvrer à la recherche de la vérité, à l’amour de la vérité, à sa transmission, dans un environnement qui lui semble si hostile. Observons qu’en réalité, nous avons tous les éléments pour trouver la réponse. Bien avant les cours et les discours, la transmission se fait par mimétisme, c’est-à-dire par le rayonnement de notre être. C’est pourquoi la clé de la transmission, c’est le savoir-être et le savoir-vivre auxquels doivent être accordés nos paroles, mais aussi et surtout nos silences et notre qualité d’écoute et de présence à autrui. Songeons combien les enfants et les jeunes sont sensibles à un regard, un sourire, et, encore mieux, cinq minutes d’attention concentrée, exclusive, pour une personne soudain considérée en ce qu’elle a d’unique.

Certes, la communication humaine est caractérisée par l’usage de la parole, mais une parole au sein d’un échange comportant l’accueil, l’écoute, une réflexion commune, des questions, des essais de réponse, des silences même. De ce fait, l’acte de transmission ne saurait se limiter à l’expression professorale en tant que telle, mais tout autant, à une posture de disponibilité profonde qui peut permettre l’éclosion d’une parole qui vient soit du maître, soit de l’apprenant, et peu importe d’où elle vient car une telle parole partagée devient un trait d’union, comme une complicité, et parfois une alliance : ce qu’on peut appeler un moment de vérité.

J’ai eu de cela plusieurs expériences qui vous rappelleront certainement des expériences que vous avez eues vous aussi. Un jour que je faisais passer l’oral de français au baccalauréat, j’ai été amené à entendre le commentaire d’un jeune immigré de banlieue sur un poème de Baudelaire faisant allusion à la consommation de produits illicites. Après avoir fait sa prestation et s’étant assuré que j’avais terminé de lui mettre sa note, le jeune m’a demandé de pouvoir dire deux mots personnels et il m’a dit : « Monsieur, ce texte, il me fait penser à ceux de mes camarades qui se détruisent par la drogue, et je voudrais vous en parler. » Et il m’a parlé avec ses tripes. Cela lui était facilité parce que nous étions seuls dans la pièce. Scolairement parlant, ce qui était en cause était la transmission de notre culture littéraire française, d’une part pour permettre à ce jeune d’obtenir le baccalauréat et d’autre part, lui faire partager notre culture afin qu’il puisse s’intégrer plus profondément à notre société. Or, si tout cela était présent à l’esprit de ce candidat, ce jeune portait en lui une attente bien plus profonde, celle d’une rencontre qui autorise un échange essentiel. Nous avons eu cet échange et cette rencontre, mais si je lui avais refusé de porter le dialogue à ce niveau, nul doute qu’il eût été tenté de rejeter notre littérature, et c’est donc toute la transmission qui se serait trouvée remise en cause. Qu’est-ce qui a permis cela, de mon côté ? Pas grand-chose en vérité, si ce n’est simplement d’accepter ce petit dialogue après l’examen oral. On voit donc que la profondeur de la transmission ne repose pas nécessairement sur un niveau exceptionnel de savoir-faire de la part de l’enseignant.

Une autre fois, en classe de première en français, j’avais organisé mon cours de telle sorte que, toute l’année, celui-ci commençait par la récitation d’une poésie par un élève. Ils avaient le choix du texte et devaient tous passer, chacun à son jour mais ne devaient jamais prendre un texte qui avait déjà été récité. Ils étaient très enthousiastes pour cet exercice qu’ils aimaient applaudir et j’avais remarqué qu’ils étaient d’autant plus réceptifs à la parole du professeur qu’ils avaient eu la parole les premiers, sur l’estrade qui plus est ! Ce jour-là, c’était au tour de l’un des élèves les plus « joyeux » (!) de la classe. Bien dans sa peau, il monte donc sur l’estrade, attend le silence et déclame avec tout son cœur :

Les cieux racontent la gloire de Dieu
Et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce
Le jour au jour en publie le récit
Et la nuit à la nuit en donne connaissance.
Non point récit, non point langage,
Nulle voix qu’on puisse entendre,
Mais par toute la terre en ressortent les lignes
Et les mots, jusqu’aux limites du monde.

Il nous récite ainsi tout le psaume 19, avec une belle conviction et sans erreur. Il avait pu être vrai en face de toute la classe. Après le tonnerre d’applaudissements, un élève me demande : « Mais monsieur, on a le droit de prendre des psaumes ? » « Bien-sûr, lui répondis-je, la prière est un genre poétique très riche et intéressant. »

En réfléchissant à cette histoire, je me suis demandé ce qui avait rendu possible cette libération de la parole chez cet élève. Il y avait la foi qui l’habitait, et aussi chez lui une vraie liberté de parole. Il y avait aussi le climat de la classe, une classe sympathique et unie. Et puis j’ai cherché aussi ce que moi, j’avais pu faire pour rendre cela possible. Je me suis rendu compte que j’avais imaginé un bon exercice, qui leur plaisait, et puis j’ai pris conscience de de la part qui était la mienne aussi pour ce climat qui régnait dans la classe. J’ai réalisé que la réussite venait de cet accord, de cette harmonie, et peut-être d’une grâce qui passait entre nous. Et cela était dû aussi à la possibilité qu’avaient les élèves timides de reporter leur récitation, ou bien de la réciter d’abord pendant la récréation, seuls avec moi. Et pour d’autres, de réciter un texte écrit par un membre de leur famille. Evidemment, ils me confiaient parfois une poésie personnelle.

Il est bon de méditer sur nos réussites pour pouvoir en faire d’autres et j’ai souvent pensé à celle-là pour tenter de réussir ailleurs. Cette expérience m’a rendu profondément heureux en tant que chrétien, évidemment, et elle m’a aussi instruit en tant que professionnel.

 

Bernard de Castéra

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