Les grandes figures d’éducateurs chrétiens

En matière d’éducation, la mode est au mode d’emploi. Nous courrons après les recettes pédagogiques abstraites et certaines s’imposent avec toute la force du marketing éditorial et de l’institution scolaire, quand elle y trouve son compte : neurosciences, pédagogie collaborative, isolement des élèves à haut potentiel (HP), éducation interculturelle…

Pourtant, le christianisme est une religion incarnée, qui hisse la sainteté au-delà des règles : le Christ précède la doctrine et l’éclaire de sa vie. L’enseignement a donc besoin de saints et pas seulement de principes. Il nous faut de grandes figures d’éducateurs chrétiens qui soient pour nous à la fois des voies d’imitation et des intercesseurs.

Les saints éducateurs ne manquent pas. Ils jalonnent l’histoire de l’Eglise et ont pris au sérieux l’invitation du Christ : « Allez, enseignez toutes les nations… » (Mathieu, 28, 19) Se laissant d’abord enseigner par le Christ lui-même, ils sont devenus des médiateurs du salut pour leurs élèves. Plutôt que de nous perdre dans leur énumération, nous nous appuierons sur quelques exemples seulement pris à des époques et en des lieux différents : Saint Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719), Saint Marcellin Champagnat (1789-1840), Saint Jean Bosco (1815-1888), Sainte Edith Stein (1891-1942).

Que nous pouvons-nous apprendre de ces grandes figures ? Qu’ont-elles à nous transmettre ?

I – Y-a-t-il une pédagogie chrétienne ?

Des méthodes variables selon les temps et les lieux

Sans doute faut-il d’abord reconnaître que les saints ne sont pas des personnages hors sol, indépendants des modes, des théories, des tâtonnements de leur époque. Ils héritent en large part des cadres de pensée de leur culture et de leur époque. La vision de l’enfance que Jean-Baptiste de la Salle développe dans ses écrits, fin XVIIe-début XVIIIe siècles, est largement celle de l’âge classique auquel il appartient : de même que les hommes doivent venir mettre de l’ordre dans la nature, perçue comme un chaos, les adultes doivent aider l’enfant à sortir de l’état sauvage. Pour le saint rémois, éduquer c’est d’abord arracher l’enfant, par l’ordre et la méthode, au pouvoir des instincts premiers et somme toute à la barbarie. Un siècle avant la vision positive de l’enfance que Rousseau développera dans l’Emile, la pédagogie est d’abord un redressement.

Au début du XXe siècle, et précisément durant l’entre-deux-guerres en Allemagne, le contexte intellectuel est tout-à-fait différent. Elève de Husserl, théoricien de la phénoménologie, Edith Stein donne une importance capitale à l’articulation du corps et de l’esprit dans l’éducation. A une époque où le déterminisme freudien fait des ravages, renvoyant chacun à la lutte désespérée avec ses pulsions, la jeune philosophe, convertie au christianisme depuis 1921, insiste dans ses conférences comme dans ses écrits pédagogiques, nourris par la lecture de saint Thomas d’Aquin, sur la nécessaire formation de la liberté, ordonnée au Bien, au Beau et au Vrai.

Une anthropologie chrétienne

Si les saints éducateurs héritent de modèles pédagogiques différents selon les temps et les lieux, ils s’appuient sur une anthropologie chrétienne, et l’on devrait même dire catholique, qui est leur est largement commune. Celle-ci postule que tous les enfants sont aimés du Créateur et appelés à la sainteté, quels que soient leur milieu et les failles de leur tempérament, mais que tous héritent d’une nature blessée par le péché originel. Une éducation authentiquement chrétienne aura donc pour enjeu de restaurer la grâce dans le cœur des enfants.

Avec les Frères des Ecoles chrétiennes, réunis à Reims pour la première fois en 1680, Jean-Baptiste de la Salle, issu d’une famille de notables rémois, souhaite donc offrir une éducation et un enseignement de qualité aux enfants les plus pauvres de la ville, ce qui le conduit par exemple à exclure le latin des disciplines enseignées, par crainte qu’il ne rebute les familles les plus humbles. Deux siècles plus tard, Jean Bosco, ordonné prêtre en 1841, décide de se consacrer à la jeunesse désœuvrée et parfois délinquante des quartiers ouvriers de Turin. Il n’exclut pas pour autant les enfants de bonne famille et doit progressivement organiser la cohabitation des uns et des autres dans l’Oratoire qu’il fonde à la fin des années 1840. Les bonnes surprises viennent d’ailleurs souvent des milieux les plus modestes, comme avec saint Dominique Savio, fils d’un forgeron et d’une couturière, garçon pieux, intelligent et plein de vertus, qui frappe ses camarades par son désir de sainteté, avant d’être emporté à l’âge de 15 ans par une tuberculose foudroyante.

Echappant à la fois à l’angélisme rousseauiste et au pessimisme freudien, les saints éducateurs s’appuient sur la certitude que tout homme porte la blessure du péché et est appelé à se laisser guérir par la grâce.

Le système préventif mis en place par don Bosco dans ses Oratoires, était destiné à respecter cette liberté, à laisser aux jeunes le temps de la croissance intérieure, afin qu’ils puissent choisir entre le Bien et le Mal par eux-mêmes.

II – Qualités naturelles des saints éducateurs

« La grâce n’abolit pas la nature. » Loin d’être de purs esprits, les saints éducateurs ont mis leurs talents au service de l’Esprit Saint. Ces qualités naturelles, purifiées dans la prière, l’ascèse et les humiliations, ont formé la pierre angulaire des grandes institutions scolaires auxquelles elles donné naissance.

Le talent de l’organisation

Dans la grande diversité des saints pédagogues, on trouve d’abord les génies de l’organisation, qui anticipent, organisent avec rigueur, pensent au moindre détail. Ainsi, précurseur du design scolaire, Jean-Baptiste de la Salle prévoit-il dans le règlement des Frères des Ecoles chrétiennes (Conduite des Ecoles, chapitre 9) l’ordonnancement des salles de classe avec une précision étonnante : une pièce de 40 m2 environ, lumineuse, aérée, avec cinq tailles de tables différentes, la chaire du maître sur une estrade, un bénitier, un crucifix, une image de la Vierge et de saint Joseph. Le lieu de la classe est pensé comme un espace sacré qui doit permettre l’apprentissage simultané des enfants, avec plusieurs niveaux différents (la formation scolaire était jusque-là individuelle) : les plus avancés sont sur les côtés, proches des murs, les élèves les moins avancés au milieu. Par ailleurs, le saint rémois est persuadé que ce qui manque le plus aux écoles c’est de bons maîtres, avec une solide formation intellectuelle et morale : voilà pourquoi il s’entoure peu à peu de jeunes maîtres laïcs qui devront mettre toute leur ferveur dans l’œuvre éducative (à Reims d’abord, puis à Paris, avec de nombreux tracas). Il est d’ailleurs assez cocasse que Jean-Baptiste de la Salle, canonisé par Léon XIII en 1900 et proclamé saint patron de tous les éducateurs par le pape Pie XII en 1950, n’ait quasiment pas enseigné ; il a fondé un ordre enseignant, lui a donné une structure, une règle de vie et n’a fait lui-même que quelques rares remplacements.

Le talent de la relation humaine

Parmi les saints éducateurs, on trouve aussi les virtuoses de la relation humaine.

Inspiré par saint François de Sales (1567-1622), sous le patronage duquel il plaça la congrégation enseignante des Salésiens, en 1859, Don Bosco était d’abord animé par un talent singulier de la relation humaine. Il en fit d’ailleurs un système pédagogique, fondé sur l’alliance entre prêtres salésiens et les jeunes qui leur étaient confiés. L’un des grands principes qui fonde cette relation de confiance est la famigliarità, qu’il faut traduire par esprit de famille et non familiarité : « Vois, la famigliarità produit l’affection, et l’affection engendre la confiance. » écrit-il dans la lettre de Rome de 1884. « Que non seulement les garçons soient aimés, ajoute-t-il, mais qu’ils se sachent aimés. » Le secret du saint éducateur réside dans sa capacité à faire confiance aux jeunes, à leur confier des responsabilités. « Sans vous, je ne peux rien faire » dit-il d’ailleurs aux garçons de son Oratoire. Cela n’empêche pas d’ailleurs le recours à la fermeté et, au besoin, à l’exclusion car il n’y a pas de miséricorde authentique sans justice. Comme l’indique le célèbre songe que fit le saint, la charité est la clef de la relation humaine : les élèves sont tristes et seuls dans une récréation désertée par la charité, tandis qu’ils retrouvent la joie et les rires quand les abbés s’investissent dans tous les jeux avec entrain et générosité.

Le pari de l’intelligence

Capacité de pénétration intérieure des choses, l’intelligence forme aussi un talent pédagogique majeur, que de nombreux éducateurs ont mis au service de leurs élèves : saint Augustin, à cheval entre le IVe et le Ve siècle, Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, les collèges jésuites qui formèrent l’élite européenne aux XVIIe et XVIIIe siècles, etc.

Première femme allemande à avoir obtenu le doctorat en Philosophie, en 1917, Edith Stein est bouleversée par la lecture du Livre de la Vie, autobiographie de Thérèse d’Avila. Baptisée le 1er janvier 1922, elle désire entrer au Carmel mais ne rechigne pas, sur les conseils de son directeur spirituel, à mettre son talent intellectuel au service de lycéennes et de l’Ecole normale féminine de Spire tenu par des Dominicaines. Elle se plonge alors dans la pédagogie tout en essayant de vivre ses journées comme les religieuses qui l’entourent. Elle est profondément animée par la recherche de la vérité et traduit, pendant son temps libre les œuvres du cardinal John Henry Newman, anglican converti au catholicisme au siècle précédent (1801-1890).

L’exemplarité

 Tous ces talents seraient sans fruits sans l’exemplarité quotidienne d’une vie de prière, d’ascèse et de profonde charité. Les saints éducateurs ont d’abord donné à ceux qui les entouraient l’exemple d’une grande cohérence entre leurs aspirations à la sainteté et leur vie concrète.

Issu d’un milieu fortuné, Jean-Baptiste de la Salle commence par loger chez lui des instituteurs pauvres et renonce en 1683 au privilège du canonicat qui aurait pu faire de lui un chanoine respecté et disposant d’un certain confort. Contre l’avis de sa famille, il fait au contraire le choix de la pauvreté volontaire pour se mettre à la disposition des pauvres. La frugalité de ses repas et l’intensité de sa vie de prière lui attirent l’admiration des instituteurs qui le rejoignent. Deux siècles plus tard, Jean Bosco offre le même exemple d’une vie donnée : il se couche tard pour rédiger des feuillets destinés à catéchiser le plus grand nombre et s’abandonne complètement au secours de la Providence pour financer ses œuvres. Quant à Marcellin Champagnat, vicaire de La Valla-en-Gier entre 1816 et 1840, il fait le choix d’une vie très austère dans le Pilat, se nourrit pauvrement, dort sur un lit de planches, et assume de longues marches dans la neige pour assurer le catéchisme aux enfants des fermes dispersés dans les hameaux de sa très grande paroisse d’altitude.

III – Enseigner, éduquer, évangéliser

Au fond, les saints éducateurs ont cherché à articuler ces trois dimensions, sans jamais les séparer : enseigner, éduquer, évangéliser. Conscients que l’instruction intellectuelle des enfants devait s’accompagner d’une formation morale et plus encore, religieuse, destinée à réaliser l’unité de la personne et à préparer la vie en plénitude, les saints éducateurs ont donné à leurs œuvres une profonde dimension eschatologique.

Conduire les enfants au Christ

La pédagogie chrétienne a toujours été profondément habitée par la question du salut. C’est le spectacle de l’ignorance religieuse en cette période post-révolutionnaire qui aurait poussé Marcellin Champagnat à fonder l’ordre enseignant des Frères maristes. Venu administrer l’extrême onction à Jean-Baptiste Montagne, le 28 octobre 1816, le saint prêtre réalise que le jeune garçon de 17 ans ne sait rien de Dieu, de la Création et des fins dernières. Il lui dispense donc une généreuse leçon de catéchisme deux heures durant avant de lui donner le viatique. L’Institut des Frères de Marie est créé modestement le 2 janvier 1817. Pour former les jeunes frères à la manière des Frères des Ecoles chrétiennes, il fait venir un maître d’école. L’institution connaît un succès rapide. Des catéchistes sont envoyés dans les fermes les plus reculées pour recruter de nouveaux élèves et leur offrir à la fois les rudiments de la culture scolaire, de la morale chrétienne et du catéchisme.

Jeune adolescent, Jean Bosco est déjà profondément animé du zèle des âmes. Très doué pour les jeux de cirque (jongle et marche sur corde) et la prestidigitation, il passe par là pour attirer les jeunes enfants du village et leur raconter ensuite la vie de Jésus. Plus tard, à l’oratoire, la devise qu’il emprunte à Saint François de Sales, est sans équivoque : « Da mihi animas caetera tolle », « Donnez-moi les âmes Seigneur et prenez tout le reste. »

Quant à Edith Thérèse Stein, qui deviendra en 1933 Thérèse Bénédicte de la Croix, elle insiste beaucoup dans ses écrits pédagogiques sur l’articulation nécessaire de l’horizontalité et de la verticalité. L’éducation chrétienne doit ouvrir le cœur et l’intelligence de l’enfant à la dimension surnaturelle de la vie, et le préparer ainsi la béatitude éternelle. « L’état d’enfant de Dieu avec son suprême accomplissement dans la gloire nous est fixé comme but par l’ordre de la création et par l’ordre de la rédemption ; dans l’un comme l’autre, il dépend de notre libre coopération. C’est pourquoi le travail éducatif doit également embrasser ce but surnaturel. » écrit-elle dans Les problèmes posés par l’éducation des jeunes filles.

Vie de prière et sacrements

La vie de prière et les sacrements tiennent une place centrale dans les œuvres éducatives chrétiennes.  Jean Bosco écrit ainsi dans son Discours de 1877 : « La confession fréquente, la communion fréquente et la messe quotidienne sont les colonnes sur lesquelles doit être bâti un édifice éducatif d’où l’on entend bannir la menace et le fouet. » La vie sacramentelle fait donc partie intégrante de son « système préventif ».

Quant à Jean-Baptiste de la Salle, il fixe aux Frères des Ecoles chrétiennes un programme d’oraison athlétique : lever à 4h30, 1h d’oraison, messe puis en allant en classe, matin et après-midi, récitation du Veni Sancte Spiritus, chapelet, pendant le repas lecture des Evangiles, des Actes des apôtres ou d’une vie de saint, 1/2h d’oraison le soir, coucher à 21h15. Seule la prière des heures, propre à la vie monastique, ne figure pas au nombre des obligations rituelles de la Congrégation.

Si nous sommes convaincus que Dieu agit à travers nous, au cœur même de nos fragilités et de nos défaillances, comment ne pas puiser en Lui les grâces nécessaires au travail d’éducateur ?

L’imitation du Christ enseignant

Au fond, le modèle par excellence des saints éducateurs, c’est le Christ enseignant. Les Evangiles livrent l’exemple d’un maître qui se fait tout à tous, prêche avec autorité, ménage les plus fragiles (femme adultère), suscite l’honnêteté et l’intelligence (samaritaine), invite avec enthousiasme (Zachée), donne des paroles d’estime (Centurion), etc.

Les grands prédicateurs le savent et s’en nourrissent :  Ambroise de Milan au IVe siècle, François d’Assise au XIIIe siècle, Bossuet au XVIIe s ont été capables d’enflammer leur auditoire par une parole directement inspirée par l’Esprit saint. On sait combien, à travers une gestuelle très expressive et le recours aux exempla (anecdotes concrètes), le Poverello, qui se méfiait de la vanité du savoir, a renouvelé l’art oratoire au XIIIe siècle et suscité un enthousiasme considérable auprès des foules qui le suivaient en Ombrie et ailleurs. Issu d’une famille de paysans du Pilat, Marcellin Champagnat, qui apprit à lire à 14 ans, et eut de grandes difficultés à suivre les cours du séminaire, aux côtés de Jean-Marie Vianney, savait parler aux fils de paysans de l’école de la Valla : il passait lui aussi par des histoires très concrètes et par des images (la pomme du péché originel), afin de toucher les cœurs. La prédication n’a pas besoin d’être savante pour être efficace, elle doit être vivante, adaptée à l’auditoire, remplie de foi, docile à l’Esprit Saint.

Isaïe n’écrit-il pas au chapitre 50 : « Le Seigneur mon Dieu m’a donné le langage d’un homme qui se laisse instruire pour je puisse à mon tour réconforter celui qui n’en plus. La parole me réveille chaque matin ; chaque matin elle me réveille pour que j’écoute comme celui qui se laisse instruire. »

Conclusion :

L’unité de la vie trinitaire a fécondé une grande diversité de situations et de charismes pédagogiques. Saint Paul nous avait prévenus de l’inventivité de l’Esprit saint : « Les dons de la grâce sont variés, mais c’est le même Esprit. Les services sont variés, mais c’est le même Seigneur. Les activités sont variées, mais c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous. » 1 Co 12. Sans doute existe-t-il autant d’œuvres éducatives que de saints éducateurs.

Si les saints éducateurs ont su faire preuve de charismes divers, s’adaptant à des époques et à des lieux différents, tous ont poursuivi une œuvre commune : offrir la vie trinitaire au plus grand nombre et forger, à travers les enfants, des hommes vivants, corps, âme et esprit, appelés à la béatitude éternelle.

Ambroise Tournyol du Clos

 

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