Avec son livre Rebâtir ou laisser tomber paru en 2020, qui reprends la mission donnée par Dieu à saint François d’Assise : « Va, et rebâtis ma maison », Mgr Valentin veut nous donner des pistes d’action et des raisons d’agir et d’espérer. Voici un extrait de ce livre vivifiant.
L’Église au cœur
La crédibilité de l’Église dépend plus que jamais de sa capacité à faire la preuve qu’elle peut répondre aux aspirations du cœur de l’homme. L’anthropologie chrétienne ne parle pas du cœur seulement comme du siège des sentiments, au sens le plus ordinaire du terme, mais comme le lieu source de l’être humain. Le cœur est à la fois le point d’unification de chacun, et le lieu de notre rencontre personnelle avec Dieu. Le cœur, c’est le foyer de ma personnalité, vers lequel convergent toutes mes facultés, et à partir duquel je m’ouvre aux autres en m’ouvrant à Dieu. C’est par le cœur que j’aime, c’est par le cœur que j’agis, c’est par le cœur que je prie. Il est le point le plus haut et le plus profond de mon être. Le cœur est le lieu où habite en moi l’Esprit, le lieu choisi par Dieu pour inscrire sa loi nouvelle et sceller son Alliance avec moi. C’est donc également en mon cœur que se noue le lien avec l’Église. Jailli du cœur de la Trinité, le lien à l’Église atteint chacun plus profondément qu’aucune autre réalité humaine, en plein cœur. Nous touchons là à l’originalité radicale en même temps qu’à la valeur unique de la relation de chaque personne avec l’Église. Elle se noue au plus intime, au siège même de ce qui fait de chacun un être unique. « N’approche pas d’ici ! Retire les sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte ! » avertit Dieu lorsque Moïse découvre le Buisson ardent (Ex 3, 5). La mise en garde divine vaut aujourd’hui pour nous : avec quelle crainte sacrée, avec quel infini respect approchons-nous du cœur de l’autre ? Ici, on entrevoit la profondeur abyssale du scandale des abus commis par certains prêtres, notamment sur des enfants, profanant la terre sainte du cœur de leurs victimes à la mesure où ils y avaient accès par leur mission ecclésiale. On comprend pourquoi de tels abus commis par des personnes en charge de nouer et de faire grandir le lien à l’Église sont objectivement marqués d’une gravité spirituelle et morale plus grande que pour tout autre adulte investi d’une mission d’éducation. « Trop d’enfants dans ma paroisse ont déjà perdu le respect du prêtre et de l’Église » écrivait dans les années cinquante le curé-doyen d’une grosse commune de l’ancienne Seine-et-Oise en dénonçant à l’évêque de Versailles les agissements de l’un de ses vicaires… Constat glaçant ! Ce n’est pas seulement « la bonne réputation » ou « l’image » de l’Église qui était en jeu, comme on l’a trop longtemps cru. C’est l’Église elle-même qui était mise à mort dans le cœur de ces enfants, et de leur entourage, en même temps que leur vie à eux était irrémédiablement saccagée. Je pense que lorsqu’on aura dressé le bilan des abus spirituels et sexuels dans l’Église en France au cours de ces dernières décennies, comme nous nous y employons, on aura mis à jour un puissant ressort de la déchristianisation de notre pays, et aussi une cause de tant d’espoirs déçus face à tous les signes de printemps de l’Église qui avaient semblé naître et qui ont tourné court.
L’intériorité n’est pas en moi un lieu vide, où je me retrouverais seul avec moi-même. Elle est le lieu de Dieu, et le lieu de l’Église. C’est donc au cœur que l’Église me rejoint, et c’est par le cœur que l’Église me conduit à la plénitude. Être plus ou moins dans l’Église, c’est une affaire de cœur : c’est avoir soi-même un cœur plus ou moins ecclésial, pétri de la foi, de l’espérance et de la charité que donne l’Esprit. Depuis la Réforme protestante, le magistère catholique a souligné davantage la dimension visible et institutionnelle de l’appartenance à l’Église, se méfiant peut-être d’une approche trop subjective. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’abandonner ces critères objectifs au profit d’un discours purement spiritualiste, qui ne ferait que flatter l’individualisme ambiant. Mais il faut sans doute se réapproprier la longue tradition théologique qui, d’Origène à Henri de Lubac ou de saint Ambroise à Hans Urs von Balthasar, a développé au long des siècles cette réalité du cœur ecclésial, cœur élargi par l’action de Dieu aux dimensions de son amour. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de chercher à théoriser longuement cette idée selon laquelle une personne est pleinement accomplie par « l’ecclésialisation » de son cœur : il suffit d’en contempler la réalisation parfaite en Marie.
Le concile Vatican II a abordé de cette manière le mystère de la Vierge Marie, en considérant la Mère du Sauveur comme « membre suréminent et absolument unique de l’Église » en même temps que comme « modèle et exemplaire admirable pour celle-ci »(Lumen Gentium, n° 53). En clôturant la troisième session du concile, le 21 novembre 1964, saint Paul VI a voulu expliciter cet enseignement en proclamant Marie « Mère de l’Église ». Une telle formule veut dire que Marie n’est pas seulement celle qui a donné naissance à Jésus. Son rôle est aussi de répandre dans l’Église tout entière la vie que donne son Fils mort et ressuscité, et d’apprendre à l’Église elle-même à le faire. Car l’Église aussi joue un rôle maternel, en transmettant la vie de Dieu, notamment par les sacrements, comme Marie ne cesse d’être pour nous la Mère que Jésus nous a offerte sur la croix. Si cette perspective de maternité croisée vous semble un peu abstraite ou difficile à comprendre, allez à Lourdes, non pas en touriste, mais en pèlerin. Là, ce mystère maternel de Marie et de l’Église
est visible à l’œil nu. À Lourdes, les malades et ceux, souvent des jeunes, qui se mettent à leur service, font l’expérience concrète de l’Église mère en formant un seul et même corps au sein duquel chacun donne et reçoit par le soin de l’autre une joie qui le dépasse. On vient du bout du monde jusqu’à Lourdes pour pouvoir confier à Marie comme à une mère les intentions les plus intimes, les désirs les plus chers, avec la conviction d’une attention personnelle de la Vierge à chacun, malgré la foule. « Elle me regardait comme une personne » dira sainte Bernadette pour décrire ses rencontres avec la Dame de la grotte.
Pour déployer sa capacité à porter du fruit au milieu du monde, l’Église doit apprendre de Marie le secret de sa fécondité. Car elle ne peut être mère, elle non plus, sans demeurer vierge. La virginité de Marie est dans notre foi un point aussi central que souvent mal compris. La prière eucharistique n° 1 invoque Marie « toujours vierge ». Cette formule veut souligner la triple dimension de sa virginité, au moment de la conception de Jésus, lors de l’enfantement lui-même, et dans la suite de la vie de Marie. Cette triple virginité est symbolisée par les trois étoiles qui souvent ornent le vêtement de la Mère de Dieu dans les icônes orientales, sur sa tête et sur ses deux épaules. Une telle perspective de foi soulève évidemment des questions de vraisemblance, notamment d’ordre biologique, comme d’ailleurs la Résurrection elle-même. Comme la Résurrection de Jésus, l’affirmation de la virginité de Marie ne s’appuie pas d’abord sur les lois de l’anatomie, mais sur celles de la vie divine. Elle révèle pour l’essentiel les conditions de sa maternité : la virginité lors de la conception de Jésus veut dire une fécondité donnée gratuitement, par la seule puissance de Dieu ; la virginité lors de l’enfantement indique une fécondité sans volontarisme, non obtenue à la force du poignet ; la virginité postérieure à la naissance de Jésus signifie une fécondité sans possessivité, dont le fruit est abandonné à Dieu. C’est en étant vierge que Marie peut être la mère du Fils de Dieu. Les mêmes conditions spirituelles, le même état de cœur, s’imposent à l’Église si elle veut à son tour pouvoir mettre Dieu au monde : elle doit consentir à sa pauvreté pour ne tenir ses moyens d’agir que de Dieu ; elle est appelée à rester pleinement disponible aux projets de Dieu sur elle, acquiesçant à son tour à ce qu’il lui soit fait selon sa Parole ; elle doit accepter d’être dépossédée d’elle-même, de ses projets et de ses réalisations ; en un mot, elle doit rester vierge de bon cœur.
Situer Marie comme « membre » en même temps que comme « modèle » de l’Église peut sembler paradoxal : comment peut-elle se situer ainsi en quelque sorte aux deux bouts du lien qui nous relie à l’Église ? Comment peut-elle être à côté de moi un membre de l’Église parmi les autres, et en face de moi le visage de l’Église elle-même ? C’est la vie que Dieu donne qui résout ce paradoxe : pour Marie comme pour chacun de nous, l’essentiel du lien à l’Église est donné gratuitement par amour. Lorsque nous disons que Marie est « pleine de grâce », nous affirmons que ce don-là, fait à Marie en surabondance, est la source de sa fécondité unique et de son rôle exemplaire. Le cœur de Marie est le lieu de son attachement pur et parfait à l’Église. C’est « à plein cœur », comme le dit joliment Lumen Gentium1, que Marie a épousé la volonté de Dieu et s’est offerte elle-même. À la mesure de cette coopération de tout son être à l’œuvre du salut, elle a eu le cœur comme dilaté par la grâce jusqu’aux dimensions de l’Église tout entière, au point de pouvoir y faire une place à chacun d’entre nous. C’est par le cœur que Marie est devenue non seulement mère dans l’Église, mais aussi Mère de l’Église.
Ce qu’est devenu le cœur de Marie, tout cœur chrétien est appelé, et habilité, à le devenir à sa mesure : un cœur parfaitement ecclésial. Parce qu’il prend les dimensions de l’Église, un cœur ecclésial ne se satisfait pas de l’esprit d’entre-soi.
Chrétiens, ne nous enfermons pas, car nous sentirions le renfermé. Jamais ! Il faut sortir, ne pas se replier sur soi, à l’intérieur de nos petites communautés, de nos paroisses, et croire que nous sommes « les justes », comme cela arrive quand il manque cet élan missionnaire qui fait aller au-devant des autres.
Le cœur ecclésial se sent forcément un peu à l’étroit dans sa petite communauté locale, même très sympa. Pour appartenir à l’Église tout entière, il faut bien être enraciné quelque part. Mais l’Église est toujours plus grande que l’expérience que j’en fais. À l’inverse, il peut parfois y avoir quelque chose qui me fait souffrir dans les étroitesses de ma communauté, de mon groupe, de ma paroisse, mais cela ne doit pas me décourager, ni me faire quitter ou juger durement cette communauté. Entre le local et l’universel se joue ainsi une tension inhérente à la vie chrétienne. L’Église universelle n’existe nulle part en dehors des Églises locales, mais elle les précède et les dépasse toujours. À lire l’Évangile, on comprend que si Jésus « a aimé l’Église et s’est livré pour elle » (Ep 5, 25), ce n’est pas ailleurs ou autrement que par la vie commune partagée au jour le jour avec des disciples parfois plus incrédules que les démons eux-mêmes ! « Comme votre cœur est lent à croire… » (Lc 24, 25) s’étonne encore Jésus après sa Résurrection, chemin faisant avec les disciples d’Emmaüs. Avec cette infinie patience qui est la marque de sa miséricorde, il marche pourtant à leur pas, révélant une fois de plus toute la délicatesse de son cœur. Le secret de la fécondité et de l’épanouissement du cœur ecclésial est le même pour Marie et pour moi : cette « ecclésialisation » n’est rien d’autre que la configuration de mon cœur au cœur de Jésus Christ, me permettant de prendre part à son œuvre de salut du monde. « L’Église est pour nous la réalisation même de cette communion tant recherchée. Les liens dont il semble qu’elle nous enserre n’ont pour fin que de nous libérer, pour nous dilater et nous unir. »