Lyon, Montée du Gourguillon, janvier 2020
Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient…
Blaise PASCAL
« Orphelin du temps » : ce graffiti glané dans une des plus anciennes rues lyonnaises dit bien notre difficulté à vivre en harmonie avec le temps. Dans un essai au titre explicite : Demeure, pour échapper au mouvement perpétuel[1], François-Xavier Bellamy décrit notre modernité comme envoûtée par le culte d’une agitation sans finalité. Une fébrilité générale, démultipliée par l’emprise technologique, envahit tous les secteurs de la vie économique, sociale, familiale, nous soumettant à d’incessantes courses en avant. Comme si l’essentiel était, non pas d’habiter l’épaisseur de nos vies, mais de ne surtout pas perdre de ce temps…que nous ne vivons jamais. Ainsi, comme professeurs, nous croyons judicieux de pousser nos élèves dans cette ronde infernale : « Attention, c’est l’année de terminale : bien démarrer le trimestre, penser au dossier scolaire, s’inscrire sur Parcoursup… ».
Au cœur de cet affairement déboussolé, la bonne nouvelle de l’Incarnation nous donne un point fixe autour duquel tout peut s’ordonner. En Jésus, le Dieu éternel a visité l’histoire des hommes pour racheter et sanctifier le temps. A la crèche, les mages peuvent enfin arrêter leur course et contempler l’objet même de leur désir. Et c’est bien dans l’expérience de l’instant présent que l’éternité vient affleurer au cœur du temps, comme un don gratuit et inespéré : « Voici que le Royaume est au milieu de vous » (Lc 17,21) et encore : « C’est aujourd’hui que cette parole s’accomplit » (Lc 4, 21).
Or la tâche éducative est un art du temps : elle se joue dans des maturations invisibles, elle nécessite de longues patiences et l’attention au mystère de chaque jeune. Elle s’apparente au geste du cultivateur qui ne fait pas pousser une plante en tirant sur ses branches, mais en l’arrosant et en l’accompagnant de sollicitude. L’éducation, comme l’agriculture, sollicite un dynamisme intérieur à l’élève, qu’elle ne peut qu’encourager, accompagner, dans un immense respect de son ordre propre. Et c’est d’autant plus vrai qu’une personne humaine est dotée d’une âme spirituelle, contrairement à la plante ou à l’animal. Son déploiement dépend fondamentalement de sa liberté, de son désir de croître et de vivre. La Parole biblique ne nous révèle-t-elle pas un Dieu patient, conduisant (éduquant !) son peuple dans de longs exodes extérieurs et intérieurs afin de purifier son désir et fortifier sa liberté ?
Cette forme d’écologie intérieure est au cœur du message du Pape François[2] à travers le célèbre principe décliné dans Amoris Laetitia :
Ici, vaut le principe selon lequel « le temps est supérieur à l’espace ». Si un parent est obsédé de savoir où se trouve son enfant et de contrôler tous ses mouvements, il cherchera uniquement à dominer son espace. De cette manière, il ne l’éduquera pas, ne le fortifiera pas, ne le préparera pas à affronter les défis. Ce qui importe surtout, c’est de créer chez l’enfant, par beaucoup d’amour, des processus de maturation de sa liberté, de formation, de croissance intégrale, de culture d’une authentique autonomie.
Nous réconcilier avec le temps
Cette attention au temps propre de l’élève est une des dimensions les plus délicates de la mission d’enseignement. Surtout, elle suppose que l’éducateur se soit d’abord réconcilié avec son propre temps intérieur, pour pouvoir guider à son tour, par l’unité de sa vie, des croissances encore hésitantes. Or, notre style de vie favorise plus ou moins cette réconciliation. Comment habiter l’instant présent, le seul, comme le souligne Pascal, qui nous appartienne ? Je ne fais qu’esquisser quelques pistes que je dédie tout particulièrement aux jeunes enseignants, parfois ballotés dans leurs rythmes de vie.
- Privilégier la qualité sur la quantité : Il vaut mieux limiter le nombre de ses activités et les assumer en profondeur, dans la durée, plutôt que de se disperser entre mille occupations superficiellement investies. De même pour nos relations : cultiver un petit nombre d’amitiés solides vaut mieux que d’accumuler des relations éphémères et interchangeables. La fidélité nous construit et nous enracine, quand le dilettantisme nous éparpille.
- Habiter plus pleinement les espaces physiques de nos vies, plutôt que de les traverser au plus vite, comme des intervalles neutres et insignifiants. Marcher dans nos villes, prendre le temps de contempler un paysage, de goûter à l’atmosphère d’un quartier, mais aussi…séjourner dans nos établissements au-delà des horaires de nos cours…
- Nous rendre attentifs aux personnes qui nous entourent. Un collègue, un voisin de table, pour peu que nous orientions la conversation au-delà des lieux-communs, nous apparaîtra soudain comme un être singulier, riche et surprenant, même si nous le côtoyons depuis des années.
- Ménager des moments de pause et de relecture afin d’évaluer ce qui dans notre journée, notre année, a été constructif et fécond. Ces moments nécessitent un regard bienveillant sur nous-mêmes, car, pour se transformer, il faut d’abord s’accepter tel que l’on est.
- Cultiver des temps de ressourcement spirituel et intellectuel, affranchis de nos prothèses numériques, afin de nous recentrer sur notre vie intérieure, en nous cultivant par la lecture, l’art, et en nous retrempant dans la prière.
- Décider de durer : ne pas s’imaginer que deux ou trois ans passés dans une institution pourraient suffire à « en faire le tour » au risque de passer à côté de l’essentiel. Là encore, le temps est la condition de la véritable présence, et nos établissements ont grand besoin d’éducateurs enracinés.
Bien sûr, la simple prudence demande que l’on se soucie du lendemain. Pourtant, c’est bien la générosité de l’aujourd’hui qui prépare l’avenir, et non la fuite en avant dans des « projets » plus ou moins éparpillés et éphémères. Aussi, c’est bien le temps présent qu’il nous faut apprendre à accueillir en ses trois significations :
- Il est d’abord le temps actuel, le seul dont nous disposions, le seul qui existe réellement.
- Il est aussi le temps de la présence, qui nous permet d’habiter ce monde, ici et maintenant, d’y rencontrer nos semblables et d’ouvrir notre cœur à Dieu.
- Il est enfin un don, cadeau mystérieux qu’il nous appartient d’accueillir avec gratitude et de faire fructifier dans une histoire pleinement humaine.
« Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura soin de lui-même. A chaque jour suffit sa peine ». (Mt 6, 34)
Xavier DUFOUR
[1] Grasset, 2018.
[2] Amoris laetitia, 261.