La rencontre de Marguerite-Marie et Claude, ainsi que leur itinéraire propre, a permis à Jésus, à travers un discernement éclairé par l’Esprit Saint, de faire connaître son divin Cœur.
Cet article est paru dans la revue Il est vivant! n°361
Par le Père XAVIER JAHAN, SJ
Xavier Jahan est jésuite depuis 1991. Il est actuellement responsable de la chapelle La Colombière (Paray-le-Monial), au service de la promotion du Cœur de Jésus au nom des jésuites depuis 2016 à travers différentes propositions spirituelles (soirées, retraites, etc.).
Si la correspondance des quelques lettres qui nous restent entre la sœur Marguerite-Marie Alacoque et le père Claude La Colombière nous montrent une confiance radicale qui existe entre eux dans le Seigneur, elle nous fait sentir une évolution dans leur relation.
La relation initiale d’accompagnement semble se renverser. Claude La Colombière, de confesseur et accompagnateur de Marguerite-Marie pendant son séjour entre mars 1675 et octobre 1676 à Paray-le-Monial, devient comme l’accompagné de Marguerite-Marie. Alors qu’il est envoyé en Angleterre (octobre 1676) pour être le prédicateur de la duchesse d’York, future reine d’Angleterre, la jeune religieuse va, à plusieurs reprises, l’encourager, le conseiller, le reprendre même dans sa manière d’être apôtre du Cœur de Jésus.
Claude reviendra très affaibli par la tuberculose contractée dans les prisons de Londres où il a été enfermé pendant plusieurs semaines à la suite d’une dénonciation mensongère en pleine période de persécution antipapiste. Nommé à Lyon où il sera père spirituel de quelques jeunes jésuites débutant leur vie religieuse, il reviendra pour quelques mois à Paray-le-Monial entre septembre 1681 et février 1682. Mais, sentant sa fin venir, alors qu’il avait décidé et commencé à prendre le chemin du retour vers sa communauté lyonnaise, il lui suffira d’un tout petit message de la sœur Alacoque pour faire demi-tour et revenir immédiatement : « Le Seigneur me fait vous dire qu’il réclame le sacrifice de votre vie en ce lieu de Paray-le-Monial. »
Ce simple message, griffonné à la hâte sur un tout petit bout de papier, suffit à convaincre le père Claude de faire demi-tour. Il obéit sans l’ombre d’une hésitation, dans une confiance radicale et absolue en ce que lui rapporte la sœur Marguerite-Marie.
Comment ont-ils pu en arriver là ?
Le rapprochement de quelques moments clés, mais bien distincts et indépendants entre eux, de la vie Claude et de Marguerite-Marie, peut nous mettre sur une piste intéressante et convaincante.
Avant d’être envoyé à Paray-le-Monial, Claude La Colombière vit la dernière étape de sa formation jésuite qu’on appelle le Troisième An, en référence aux deux premières années de noviciat qui ouvrait le chemin de vie religieuse dans la Compagnie de Jésus. Étape de retrait qui lui permet de faire le point sur ses 15 premières années de vie religieuse. Au cœur de ce temps de relecture spirituelle, il refait les Exercices Spirituels de saint Ignace pendant 30 jours. Un cheminement de prière qui s’appuie en particulier sur la contemplation de toute la vie du Christ à travers les Évangiles.
Quand Claude contemple Jésus dans sa Passion et plus précisément Jésus sur la croix, il constate que tous ses amis se sont dérobés et enfuis. Il ne reste que la Vierge Marie. Or, quelques semaines avant cette grande retraite, Claude avait compris le piège des relations mondaines qui pouvaient l’atteindre dans sa propre vie. Il avait alors fait acte de choisir Jésus comme son seul et véritable ami. Constatant donc la désertion des amis du Christ au moment de la croix et animé du désir de rester au contraire au pied de la croix pour être au plus près de Jésus, Claude comprend que c’est la Vierge Marie qui nous montre le chemin : par son oui, depuis l’Annonciation, elle est demeurée unie au Cœur de son Fils. Et par cette union, Marie peut rester auprès de Jésus, jusque dans l’épreuve la plus radicale, sa mise à mort. Claude exprime alors dans sa prière ce même désir d’union au Seigneur par le cœur : soit que le cœur de Jésus et Marie vienne à la place du sien, soit que son cœur soit plongé dans celui de Jésus et Marie. On est en décembre 1674 – janvier 1675. Cette expérience reste une expérience éminemment personnelle dont seul son accompagnateur du Troisième An aura eu très certainement connaissance. Cela ne commencera à être connu qu’après la publication de ses notes spirituelles, 2 ans après sa mort, en 1683.
Dans le récit autobiographique de Marguerite-Marie, on constate que cet événement se déroule dans la période où, de son côté, la jeune religieuse, qui est déjà en train de vivre les grandes apparitions de Jésus lui manifestant les trésors de son Cœur, est en proie à plein de doutes sur la vérité de ces apparitions : est-elle dérangée, folle, possédée ? Ses responsables se posent aussi bien des questions.
La jeune religieuse se sent seule et isolée. Pourtant le Seigneur Jésus ne l’abandonne pas et lui promet au contraire le soutien prochain de son « fidèle serviteur et parfait ami », sans rien dire de plus quant à son identité. Et c’est justement la période où Claude vient de désigner Jésus comme son « seul et véritable ami » ! Magnifique conjonction des temps où l’on découvre après coup le travail convergent et fidèle du Seigneur sur des vies bien différentes mais appelées à se rencontrer et à œuvrer ensemble.
C’est donc fin février 1675 que Claude La Colombière arrive à Paray-le-Monial, pour s’occuper de la petite communauté jésuite et être le confesseur des sœurs de la Visitation. Aucun document ne nous informe de ce que pouvait savoir Claude La Colombière sur ce que vivait la sœur Alacoque. Rapporté aux usages de l’époque, il est vraisemblable qu’on lui a dit qu’il y avait une question de discernement délicate à traiter dans le monastère de la Visitation mais sans entrer davantage dans les détails au risque d’influencer sa perception et finalement son jugement.
Quand Claude fait la connaissance de la communauté dans son ensemble, il remarque de lui-même la petite Marguerite-Marie bien au fond de la salle… Mais rien de plus. Comme confesseur de la communauté, il vient donc régulièrement célébrer l’eucharistie pour les sœurs avant de les recevoir à la confession.
À l’occasion de l’une de ses célébrations, Marguerite-Marie a une nouvelle vision.
Nous sommes en mars 1675. Alors que Claude est en pleine action liturgique à l’autel, Jésus apparaît juste au-dessus de sa tête et, prenant les cœurs de Claude et Marguerite-Marie, il les plonge dans le sien.
Puis, après un court instant, il replace chaque cœur dans leur poitrine respective en disant : « Désormais mon pur amour unit à jamais ces trois cœurs. » Seule Marguerite-Marie aura été témoin de cette scène : Claude n’a rien vu ni perçu.
On comprend l’embarras qu’a dû ressentir Marguerite-Marie lorsqu’elle se retrouve face à Claude quelques jours après pour recevoir le sacrement de réconciliation. En bonne religieuse, elle s’ouvre à son confesseur de ce qu’elle est en train de vivre. Mais encore tourmentée par les doutes vis-à-vis de ses « visions », elle exprime un certain embarras face à cette dernière manifestation.
On peut la comprendre. Claude la met en confiance et l’encourage à dépasser le désagrément qu’elle ressent pour tout lui exposer, sans jugement préalable. Quelle est la réaction de Claude lorsqu’il entend Marguerite-Marie lui raconter ce qui s’est passé lors d’une des dernières eucharisties qu’il a célébrées à la Visitation ? Nous ne le savons pas mais la découverte de cette action, qui répond parfaitement à ce que lui-même avait demandé quelques semaines auparavant et que personne ne pouvait connaître, encore moins cette toute jeune religieuse qui n’a pas plus de quatre ans de vie religieuse, est une authentification incontestable de son auteur : c’est bien le Seigneur lui-même qui est à l’œuvre en cette religieuse ! Un tel événement ne pouvait être le fruit de l’imagination de Marguerite-Marie, ni du diable puisque cette vision conduisait à l’union intime avec le Seigneur. Et non seulement le Seigneur agissait en cette jeune visitandine, mais il le faisait aussi en Claude puisque celui-ci recevait ainsi comme une véritable réponse à son désir le plus profond.
On comprend donc que le discernement de Claude fut ensuite rapide. Effectivement, à partir de cette expérience, il eut la certitude que c’était bien le Seigneur qui agissait en Marguerite-Marie. Il put alors la confirmer et l’encourager dans la suite des évènements qui allaient conduire à la grande vision de juin 1675 : « Voici ce cœur qui a tant aimé les hommes… »
Pour accomplir ce que Jésus lui demande, Marguerite-Marie se sent bien démunie et de peu de capacité et demande donc à Jésus de lui donner les moyens nécessaires pour accomplir ce qu’il lui demande. Jésus la renvoie alors explicitement à Claude : « Adresse-toi à mon serviteur [le Père La Colombière] et dis-lui de ma part de faire son possible pour établir cette dévotion et donner ce plaisir à mon divin Cœur. Qu’il ne se décourage point pour les difficultés qu’il y rencontrera, car il n’en manquera pas ; mais il doit savoir que celui-là est tout-puissant qui se défie entièrement de soi-même pour se confier uniquement à moi. »
À partir de ce moment-là, bien modestement, à leur niveau, ils ont contribué l’un et l’autre, à la réalisation des demandes du Seigneur. À travers les péripéties de leurs vies religieuses ordinaires et en restant fidèles aux missions confiées par leurs congrégations. Mais unis au Cœur de Jésus, et dans un soutien fraternel mutuel, l’œuvre du Seigneur était en marche irrésistiblement.
Fort de leurs témoignages qui nous mettent à notre tour en route sur le chemin de ce Cœur qui a tant aimé les hommes, nous découvrons par leur amitié simple et leur confiance devenue inébranlable dans le Seigneur, que nous sommes à notre tour invités à poursuivre cette aventure : modestement, à partir des lieux où nous sommes engagés, mais en travaillant à nous attacher résolument au Cœur de notre Seigneur en lui présentant, comme eux-mêmes n’ont cessé de le faire, nos vies dans une offrande simple mais quotidienne.