La prière est un combat

Pour le dominicain en mission au Caire, le premier combat de la prière n’est pas d’abord contre Dieu, mais contre nous-mêmes. Il nous faut lutter pour entrer dans la prière, puis lutter contre les distractions, l’ennui, le découragement. Adrien Candiard nous exhorte à accepter de nous laisser saisir par le Seigneur, à le laisser ouvrir la porte et venir à nous. 

Extrait de "Quand tu étais sous le figuier" d'Adrien Candiard

Avec son aimable autorisation

Mais cela nous dit surtout – et c’est le plus important – que la prière est un combat. Je crois que nous souffrons, dans l’Église, de ne pas le répéter assez. Il y a tant de propos gazeux et assez culpabilisateurs sur la prière. On dit par exemple volontiers que la prière est la respiration du croyant, et que sans cela il meurt. Mais dans le même temps, on n’apprend pas à prier. On peut aller au catéchisme, à
l’aumônerie de son lycée, en aumônerie étudiante, puis fréquenter sa paroisse tous les dimanches sans jamais avoir eu le moindre indice sur la manière de s’y prendre.

Moi-même, on ne m’a jamais rien expliqué avant mon entrée au noviciat, où j’ai été initié à la vieille méthode dominicaine, précise et infaillible: « Tu te mets à genoux pendant une demi-heure, et tu vois ce qui se passe. » Alors entendre dire que c’est la respiration même du croyant, c’est assez culpabilisant, et même franchement asphyxiant… Il y a de quoi se demander si on est vraiment croyant !

Récemment, après avoir dans la même semaine rencontrée trois croyants très différents qui me confiaient leur difficulté à prier, j’ai prêché sur cette difficulté à la paroisse dont j’ai la charge, celle de la communauté francophone du Caire. À la sortie de la messe, j’ai moissonné les confidences : «C’est pour moi que tu as prêché, c’est moi que tu as décrit. » Je crois qu’une confession d’adulte sur deux, au moins, comporte l’aveu, un peu gêné, comme on mentionne une maladie honteuse : «Je ne suis pas très bon pour la prière…» Ce à quoi je réponds d’ordinaire que, si quelqu’un me disait qu’il est très bon en prière, je serais davantage inquiet.

Mais dans ce contexte, je crois que l’urgence n’est pas d’avoir de belles paroles sur la prière, des propos un peu nébuleux que les chrétiens écouteraient comme on regarde voler les avions, mais de dire la vérité, cette vérité que les moines connaissent sans doute mieux que les autres: la prière est un combat, et un combat difficile. Il est réconfortant de savoir que tout le monde peine dans ce combat. Il y a peut-être des petits Mozarts surdoués, mais même quand on interroge des professionnels, on voit que tout le monde est à la peine.

C’est ce que nous dit par exemple une autre histoire des premiers moines d’Égypte, ces fameux «Pères du désert», sur lesquels des anecdotes – sous le nom savant d’« apophtegmes » – circulent depuis des siècles dans le
monde monastique.

Les frères interrogèrent abba Agathon: «Quelle est, parmi les bonnes oeuvres, la vertu qui comporte le plus d'effort ? » Il leur dit: « Pardonnez-moi, je crois qu'il n'y a pas d'effort comparable à celui de prier Dieu. Chaque fois, en effet, que l'homme désire prier, les ennemis veulent l'en arracher. Car ils savent qu'ils n'entraveront sa marche qu'en le détournant de la prière. Pour tout autre œuvre bonne qu'un homme entreprend en y persévérant, il acquiert de la facilité. Mais pour la prière, jusqu'au dernier soupir, il a besoin de lutter.»

La difficulté de ce combat ne signifie pas qu’il faille renoncer à lutter, au contraire. Cela nous dit qu’il doit nous mobiliser pleinement. Il ne s’agit pas d’un pieux loisir, auquel on pourrait s’adonner plus ou moins distraitement, comme on fait du tricot.

Le premier enjeu, peut-être le seul enjeu, c’est d’être là, d’être vraiment là, de ne pas envoyer quelqu’un d’autre prier à notre place : quand je dis quelqu’un d’autre, je pense aux petits saints de vitraux sulpiciens que nous aimerions être. Cette version de moi qui n’a jamais de haine ni de colère dans le cœur, qui n’est jamais jaloux de personne, qui accepte joyeusement tous les événements comme l’expression de la volonté de Dieu. Il ne s’ennuie pas à la messe et ne rêve jamais d’aller gambader au loin. Il est parfait, ce petit saint que j’envoie si souvent prier à ma place. Il n’a pas de défaut, ou plutôt il n’a qu’un défaut : ce n’est pas moi. Si la prière est un combat, je ne le gagnerai pas en envoyant un petit saint de plâtre combattre à ma place. C’est à moi de m’y coller, avec tout ce que j’ai d’imparfait, de gênant, de honteux, de cassé, tout ce qui n’est décidément pas présentable, mes désirs et mes colères -surtout si cette colère est dirigée contre Dieu.

Bien des gens se plaignent qu’il ne se passe rien dans leur prière. C’est très souvent parce qu’ils ne sont pas là, parce qu’ils n’osent pas être là, comme si leur vraie présence risquait d’indisposer Dieu. Comment pourrait-il se passer quelque chose, alors que ce qui se passe dans la prière n’est pas – en tout cas pas d’abord, pas essentiellement – l’éclosion d’émotions spirituelles qui nous chatouillent joyeusement le cou, mais la lente transformation, sous le regard aimant de Dieu, de toute cette matière compliquée qui nous constitue. Cacher à Dieu dans la prière ce qui nous préoccupe vraiment, ce que nous avons en nous, ce n’est pas seulement faire semblant de croire que Dieu peut ignorer quelque chose de nous, mais c’est comme si on demandait à un chirurgien de nous opérer, mais sur des photos seulement, sans toucher notre corps. Et des photos nous montrant en parfaite santé, naturellement. Dit comme cela, tout le monde est bien d’accord.

Mais l’enjeu est, pour nous tous, et moi le premier, d’oser le faire. Le premier combat de la prière n’est pas contre Dieu, mais contre nous-mêmes, contre notre fâcheuse tendance à jouer à cache-cache, parce que nous avons peur de ne pas être aimés si nous sommes nous-mêmes. Comme si Dieu nous aimait sur un malentendu ! Au contraire, Dieu nous connaît, et c’est pour cela qu’il nous aime : parce que nous sommes aimables. Et il le sait mieux que personne : il nous connaît, comme on dit, comme s’il nous avait faits…

Mais une fois présents, nous devons encore lutter. Ce n’est pas toujours simple. Il y a les distractions involontaires, bien sûr, et il y a aussi les distractions volontaires. Suis-je le seul à préférer trop souvent, parce que c’est plus reposant, avoir de belles pensées sur Dieu plutôt que d’être avec Dieu ? Suis-je le seul à prier autour du pot ? Si nous ne luttons pas, si nous baissons les bras parce que c’est décidément trop compliqué, alors la vie chrétienne perd progressivement toute sa saveur. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas y vivre des épreuves, un sentiment d’absence de Dieu particulièrement douloureux. Mais c’est au contraire quand l’absence de Dieu ne nous fait plus souffrir qu’il y a un problème.

Il faut lutter, lutter contre l’ennui, le découragement. Mais il y a aussi une très bonne nouvelle. Les chrétiens qui regrettent de ne pas savoir prier, qui abandonnent mais qui reprennent, qui ne perdent pas ce désir de Dieu mais le voient se creuser en eux, douloureusement, ceux-là prient. Ils prient comme ils respirent, c’est-à-dire sans y penser. Ils savent que la prière est un combat, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils sont en plein dedans. Dieu est si grand qu’il faut bien lui faire un peu de place, qu’il faut bien creuser notre désir de Lui. Ces efforts qu’on fait pour se ruer sur la porte fermée pour essayer de l’ouvrir sont de la prière, de l’authentique prière. On n’arrive pas tout de suite, en général, sauf grâce particulière, à la prière dont on rêve, aérienne et joyeuse ; il faut d’abord se heurter plusieurs fois à cette porte qu’on essaie de forcer et qui refuse de s’ouvrir. Il faut en effet se l’être prise en pleine figure, et peut-être y avoir perdu quelques dents, sur cette porte, pour finir par comprendre pourquoi on n’arrive pas à la forcer.

C’est parce qu’elle s’ouvre dans l’autre sens, vers l’intérieur. Alors vous voyez le problème : si ce Dieu que nous cherchons à atteindre pousse de son côté, lui aussi, parce qu’il veut venir vers moi, alors la porte se bloque. Nous sommes semblables là-dessus, nous voulons nous saisir l’un l’autre, mais la seule solution, c’est que j’accepte que ce soit lui qui ouvre la porte, lui qui me saisisse. Que j’arrête de m’occuper de moi, de me demander si je suis un bon chrétien, si je fais bien ce qu’il faut, pour commencer à m’occuper de lui, à le laisser venir à sa manière, comme il l’entend, parce que c’est la bonne manière, parce que c’est le seul chemin. Et parce que c’est tout simple, même si ce n’est pas plus facile. 

Couverture Quand tu etais sous le figuier

Quand tu étais sous le figuier 

Propos intempestifs sur la vie chrétienne

Adrien Candiard

Editions Le Cerf 

mars 2017

sur Facebook
par Whatsapp
par mail