Choisir d’être dans la gratitude nous transforme de l’intérieur. Et apprendre à ne pas “critiquer” peut devenir une aide précieuse sur ce chemin de conversion. Pierre Goursat en était convaincu.
Par Faustine Carron, coordinatrice formation et recherche (Communauté de l’Emmanuel)
Au début de la Communauté de l’Emmanuel, une seule règle a été écrite, celle de la “non-critique”. Dans le numéro 19 du magazine Il est vivant !, Pierre Goursat, fondateur de la Communauté de l’Emmanuel, met directement cette règle en lien avec l’exercice de la charité. Pour lui, elle est essentielle tant sur le plan personnel que communautaire. “Quand on est né dans une famille d’humoristes, on a l’ironie facile”, souligne Pierre Goursat. De même, dans nos familles et nos communautés, l’ironie peut être perçue comme un signe d’humour et d’esprit. Très vite, à la naissance de l’Emmanuel, Pierre Goursat a pris conscience d’une tendance “naturelle” aux jugements hâtifs les uns sur les autres, mais également sur d’autres communautés et mouvements dans l’Église. Aussi, il a compris que pour ne pas « créer de faille dans la construction de l’amour », la première règle de la vie communautaire devait être de ne pas critiquer entre “frères et sœurs”, même pour plaisanter. Il redonnera cette règle à de nombreuses reprises. Et des années après sa mort, elle reste bien présente au sein de la Communauté de l’Emmanuel, même si elle est parfois mal interprétée ou incomprise.
Le grand pouvoir de notre langue
Lorsqu’on pose un jugement négatif sur une personne ou un groupe, même en apparence de manière insignifiante, on ne se rend pas compte, estime Pierre Goursat, que la critique se propage bien au-delà de nous.
Une petite histoire bien connue aide à le saisir. Une femme alla un jour se confesser à Philippe Néri, s’accusant d’avoir dit du mal de certaines personnes. Le saint lui accorda l’absolution et lui donna une étrange pénitence. Il lui demanda en effet de rentrer chez elle, de prendre une poule et de revenir le voir, en plumant la poule le long du chemin. Lorsqu’elle fut de retour, il lui dit : « Maintenant rentre à la maison et ramasse une à une les plumes que tu as laissées tomber en venant ici. » « Mais c’est impossible ! s’exclama-t-elle. Le vent les a sûrement dispersées entre-temps dans toutes les directions ! » Saint Philippe l’attendait là. « Tu vois, lui dit-il, de même qu’il est impossible de ramasser les plumes lorsqu’elles ont été éparpillées par le vent, il est également impossible de retirer des ragots et des calomnies une fois qu’ils ont été prononcés. »[2] Saint Jacques évoque lui aussi dans sa lettre le grand pouvoir de notre langue (Jc, 3. 1-12), prenant plusieurs images pour le décrire : « Voyez les bateaux, même très grands et poussés par des vents impétueux, ils sont conduits par un tout petit gouvernail là où le pilote le veut. De même la langue est un petit membre et elle peut se vanter de grandes choses. Voyez comme un petit feu peut embraser une grande forêt ! »
Notre langue est donc un “instrument” petit en taille mais très grand sur le plan de la charité. Elle peut louer, encourager, interroger pour comprendre, questionner pour s’intéresser ou témoigner. Elle peut aussi être domptée pour ne pas murmurer, critiquer, répandre inutilement des intrigues ou des avis non réfléchis. Cela demande de la force, de l’habitude et de la persévérance. Notre langue n’est donc pas à dissocier de notre intelligence et notre cœur.
Un a priori de bienveillance
Dans ce même élan, Pierre Goursat nous invite également à ne pas agir ou réagir en fonction de nos incompréhensions. Il nous arrive souvent en effet de juger hâtivement, à partir de ce que nous voyons ou de ce que nous entendons. Et nous sommes assez naturellement critiques vis-à-vis de ce qui ne correspond pas à notre façon de faire et aux réseaux dans lesquels nous évoluons. Pour Pierre Goursat, un tel comportement est lié à notre tendance à nous prendre au sérieux. Il nous interroge : « Ce qui me gêne ou me déplaît, est-ce vraiment le seul critère de discernement ? »
Afin de ne plus juger ou réagir uniquement à partir de notre “ressenti” personnel, il nous encourage à entrer dans une plus grande attention à l’Esprit Saint, qui élargit toujours l’espace de la tente de notre cœur. Cette attitude intérieure exigeante s’acquiert peu à peu, avec l’aide de la grâce. Commentant un passage de l’Évangile (Mc 7, 1-8.14-15.21-23), le père Raniero Cantalamessa, prédicateur de la maison pontificale, souligne que contre notre regard et nos habitudes faussés, « Jésus lance le programme d’une écologie du cœur. Prenons l’un des éléments “polluants” cités par Jésus, la calomnie, avec le vice qui s’y apparente de dire des méchancetés sur notre prochain. Voulons-nous vraiment réaliser une œuvre d’assainissement du cœur ? Lançons-nous dans une lutte sans merci contre notre habitude de céder aux commérages, de rapporter des critiques, de jaser sur le compte de personnes absentes, de prononcer des jugements irréfléchis. Il s’agit d’un venin très difficile à neutraliser une fois qu’il a été répandu »[4]. Oui, cette écologie du cœur est un très bon tremplin pour propager un regard d’espérance sur nous-même et les personnes qui nous entourent ! « Peu à peu, nous aimons regarder nos frères, heureux de découvrir en eux le travail de la grâce chaque jour plus profond. Nous admirons la puissance avec laquelle l’Esprit agit en eux pour les transformer et les renouveler »[5], constate encore Pierre Goursat. Cette attitude vient transformer notre cœur. Et cette ferme décision, prise avec l’aide de l’Esprit Saint, de ne pas critiquer et d’accueillir un regard d’espérance sur nous-même, nos frères, nos pasteurs et l’Église elle-même, nous permet d’entrer dans une compréhension plus profonde de la réalité.
En vue de la communion
« Une spiritualité de la communion est la capacité de voir ce qu’il y a de positif dans l’autre pour l’accueillir et le valoriser comme un don de Dieu », écrivait Jean Paul II dans Novo Millennio ineunte[6]. Chez Pierre Goursat, aussi, la “non critique” est intimement reliée à une spiritualité de communion. Il nous invite à la vivre en vue de construire quelque chose de plus grand. Il disait : « Quand on ne se sent pas concernés, alors on critique, mais si on est tous ensemble, eh bien ça marche beaucoup mieux et puis c’est beaucoup plus vivant parce qu’ensemble, on a vraiment construit, on n’a pas subi. On n’entre pas dans une communauté, on la crée. »[7]
La communion, dit quant à lui le pape François, correspond à un nouvel art de vivre pour les missionnaires de notre temps[8], puisqu’aujourd’hui tout particulièrement, nous sommes appelés à évangéliser par attraction et à témoigner de cet amour qui nous unit : « Voyez comme ils s’aiment ! » (Tertullien).
Nous l’avons compris. Cheminer ensemble dans la sainteté exige de consentir petit à petit à nos propres limites et à celles des autres mais aussi à apprendre à identifier leurs qualités, leurs talents. La vie fraternelle est une école d’humilité. Elle nous invite à renoncer à nos jugements hâtifs, à entrer dans la compréhension de ce que dit ou fait l’autre, à pardonner et à retrouver la confiance. Cela ne peut se faire que si nous sommes intimement reliés à Celui qui agit inlassablement ainsi envers nous, le Christ miséricordieux, qui nous aime de façon inconditionnelle.
Cultiver un esprit critique
Afin d’éviter tout malentendu, il est essentiel de rappeler ici que cette règle si précieuse de la “non critique” ne s’oppose en rien à l’“esprit critique”. Nous sommes évidemment appelés à avoir et à exercer un “esprit critique”. Car réfléchir, discerner, se faire une juste idée, est le propre de l’homme et indissociable de la recherche constante de la vérité. Nous ne possédons jamais la vérité, mais dans cette recherche persévérante, nous nous approchons peu à peu.
La correction fraternelle
La “non critique” est un acte de charité fraternelle et communautaire. Tout comme l’est également la correction fraternelle. Benoît XVI nous aidait à redécouvrir cette exigence que nous avons les uns vis-à- vis des autres. En effet, nous avons une responsabilité envers nos frères. Nous sommes appelés à ne pas nous montrer indifférents ou étrangers à leur destin, mais au contraire, à prendre soin les uns des autres. « Si nous cultivons ce regard de fraternité, la solidarité, la justice ainsi que la miséricorde et la compassion jailliront naturellement de notre cœur » (Message pour le carême 2012). Nous
avons donc une responsabilité spirituelle envers les autres, et eux, envers nous. Il n’est pas toujours aisé de l’accepter. La correction fraternelle est une action importante mais délicate, et demande beaucoup de charité et de prudence. Benoît XVI insiste sur le fait que le reproche chrétien ne peut pas être fait dans un esprit de condamnation et de récrimination, même si nous ne devons pas nous taire devant un acte objectivement mauvais. En commentant le passage de l’Évangile qui évoque la correction fraternelle (Mt 15, 18), le pape François donne quant à lui une méthode pour agir en vérité mais dans la charité (12 septembre 2014). « Si tu n’es pas capable d’exercer la correction fraternelle avec amour, avec charité, dans la vérité et avec humilité, tu risques d’offenser, de détruire le cœur de cette personne (…). On ne peut en effet réaliser une intervention chirurgicale sans anesthésie : c’est impossible, parce que sinon le patient meurt de douleur. Et la charité représente comme une anesthésie qui aide à recevoir le traitement et accepter la correction. »
Dans ce commentaire, le Pape nous invite aussi à prendre notre frère à part, à lui parler en vérité dans la charité et à observer l’état d’esprit qui accompagne notre démarche : suis-je dans l’excitation ou dans le plaisir d’aller lui “dire ses quatre vérités” ? « Quand cela vient du Seigneur, il y a toujours la croix, et l’amour qui nous porte, la douceur. Ne nous transformons pas en juge. Nous, chrétiens, avons cette fâcheuse tentation : nous extraire du jeu du péché et de la grâce comme si nous étions des anges… Eh bien non ! C’est ce que Paul nous dit : “Il ne faut pas qu’après avoir prêché aux autres, nous soyons ensuite disqualifiés.” Et si un chrétien, dans sa communauté, ne fait pas les choses – également la correction fraternelle – dans la charité, en vérité et avec humilité, il est disqualifié ! Il est tout sauf un chrétien mature. Prions donc afin que le Seigneur nous aide à exercer ce service fraternel, si beau mais si douloureux, d’aider nos frères et nos soeurs à devenir meilleurs, et qu’il nous aide à le faire toujours avec charité, en vérité, et avec humilité. »
1. « L’exercice de la charité », Pierre Goursat, Il est vivant ! n° 19.
2. Zenit.org, 1er septembre 2006. Citée par le père Cantalamessa.
3. « L’exercice de la charité », Pierre Goursat, Il est vivant ! n° 19.
4. Zenit.org, 1er septembre 2006. Père Cantalamessa, Commentaire de l’Évangile.
5. « L’exercice de la charité », Pierre Goursat, Il est vivant ! n° 19.
6. Jean Paul II, Lettre apostolique Novo millennio ineunte, janvier 2001, N° 42.
7. Pierre Goursat, E017, week-end communautaire, 27-28 novembre 1976.
8. Audience générale, 21 août 2019.