par Bernard de Castéra
L’injonction au silence n’est pas sans poser aujourd’hui un certain nombre de questions. Au siècle dernier, cela n’en posait pas, mais nous avons appris d’autres approches de la relation maître-élèves et de la vie d’une classe, d’autres manières de travailler. Pour les enseignants et les éducateurs, le silence, c’est souvent celui qu’ils attendent des élèves – et certains ne l’attendent plus !! Imposer le silence ? Cela mérite réflexion.
Le silence, signe unique de l’autorité ?
S’il est vrai que la notion d’autorité est elle-même une question complexe, il n’en demeure pas moins que le management d’un groupe d’élèves par un adulte chargé d’enseignement ou d’une mission éducative exige de savoir conduire ce groupe, le motiver par rapport à un projet et lui faire accepter les moyens d’y parvenir. Il y a des choses qui peuvent relever d’un dialogue et d’un consensus obtenu par ce dialogue, il y en a d’autres qui ne sont pas négociables, tout dépendant des situations, des types de projet, sans parler des personnes en cause.
La communication strictement descendante qui ne laisse place à aucun dialogue suppose un silence absolu dans la classe. Ces situations sont rares, mais elles peuvent se produire. Je me souviens d’une intervention d’un cadre de l’établissement qui avait dû venir dans une classe d’adolescents après une faute grave d’un ou plusieurs élèves, pour les rappeler à l’ordre et les informer de sanctions exceptionnelles. A cette occasion, il avait pris la posture de l’autorité de sa fonction qui incite au respect, voire à la crainte. Instinctivement, l’ensemble des élèves se tenait dans le plus grand silence. L’autorité s’exprimait et devait s’exprimer seule. Quelle ne fut pas ma surprise de voir un élève lever le doigt et, avant qu’on lui ait donné la parole, demander à l’autorité comment elle pourrait s’y prendre s’il y avait récidive pour la faute sanctionnée. Je me suis demandé si l’adulte qui était intervenu dans la classe manquait d’autorité ou si le jeune en question manquait de discipline. Il y avait sans doute un peu des deux.
Mais dans la vie de tous les jours, pour les enseignants et éducateurs, l’autorité n’est pas celle d’un univers carcéral. Pour paraphraser le livre de l’Ecclésiaste (ch.3), « Il y a un moment pour tout, et un temps pour tout faire sous le ciel » : un temps pour parler et un temps pour se taire, un temps pour écouter et un temps pour donner des directives, un temps pour enseigner et un temps pour jouer ensemble, un temps pour susciter des interrogations et un temps pour répondre aux questions. La véritable et vivante autorité résulte d’une multitude d’échanges de paroles, de regards, de silences.
Les différents niveaux de concentration
Des apprenants, nous attendons la concentration, mais celle-ci peut s’exercer à différents niveaux. Dans un atelier d’apprentissage de la soudure, il y des moments de concentration absolue et d’autres où les questions sont bienvenues. Mais si les élèves sont appelés à travailler en binômes ou en petits groupes, on entendra naturellement un murmure, et parfois un éclat de rire.
La concentration peut aussi être un véritable plaisir et les élèves peuvent y prendre goût. J’ai eu une classe de français en troisième, et nous avions cours à la première heure du lundi matin. J’ai eu l’idée de mettre en place un rite parce que les groupes constitués aiment les rites. Sachant que c’est l’âge où la concentration est la plus difficile à obtenir, sachant qu’ils arrivaient « crevés » du week-end, après de mauvaises nuits, des tensions en famille dues à leur âge et avec peu d’enthousiasme de commencer une semaine de scolarité imposée à eux par le monde des adultes, j’ai cherché un exercice qui les aide à se mettre au travail. L’exercice leur a plu, ils m’ont demandé de le faire toutes les semaines. J’ose le dire, c’était une dictée ! Il était touchant de voir l’enthousiasme qu’ils y mettaient et comme cela les apaisait après une fin de semaine en pleine tempête de l’adolescence ! Tandis que je m’efforçais de rendre ma voix claire et rassurante, je les voyais faire ce travail de concentration qui les aidait à construire leur unité intérieure, à se réconcilier avec leurs capacités intellectuelles et, un peu, avec l’école.
Laisser la parole aux élèves ?
L’expérience montre que des élèves qui savent qu’ils ont aussi la possibilité de s’exprimer, écoutent plus volontiers quand on leur demande. Ils comprennent que c’est leur tour, mais ils l’acceptent d’autant mieux qu’on a respecté le silence en les écoutant.
Il y a des séances de débats, d’exposés, de récitations, de lecture à voix haute, de théâtre, de réflexion en commun, pendant lesquelles certains élèves seulement sont amenés à prendre la parole tandis que les autres écoutent. C’est un moment béni pour reprendre ceux qui n’écoutent pas leurs camarades : au lieu que le silence soit imposé par l’adulte et pour la seule parole de l’adulte, l’exigence du silence d’écoute mutuelle est rappelée pour les élèves entre eux. Ce n’est plus l’autorité qui est en cause, c’est le respect de l’interlocuteur. La leçon porte.
Du silence imposé au silence partagé
Nous l’avons compris, le fait d’imposer le silence, marque incontestable d’autorité, n’est cependant pas la seule marque de l’autorité, qui est une réalité beaucoup plus complexe et vivante. Curieusement, du côté de l’enseignant, la peur du moindre bruit dans la classe s’accompagne souvent de la peur des silences dans son discours. Car lorsqu’un professeur est amené à exposer longuement un raisonnement, à développer une explication que l’auditoire prend en notes, il peut marquer des pauses, pour faciliter la prise de notes ou pour réfléchir à la suite de son propos. Certains enseignants ont le sentiment que ces silences peuvent les mettre en fragilité et j’en ai vus qui adoptaient un discours quasi continu, par peur de leurs propres silences. C’est extrêmement éprouvant pour l’auditoire. Car ceux qui écoutent ont absolument besoin de ces pauses dans le discours professoral, pour récapituler ce qu’ils ont entendu, pour se le redire, pour se l’assimiler, ou simplement pour souffler un peu.
J’ai aussi admiré un orateur qui savait s’appuyer sur ces silences et qui en jouait admirablement. Je pense qu’il ne le savait pas et qu’il procédait ainsi instinctivement. Ces poses dont il usait souvent conféraient une autorité remarquable à son discours, elles donnaient l’impression que le temps lui appartenait ; l’assistance subjuguée attendant la fin de la phrase, les silences étaient habités de sa présence.
Au-delà de ces techniques de prise de parole en public, nous pouvons aspirer à quelque chose de plus profond : le silence partagé. Les pratiques Vittoz peuvent nous aider pour cela. Il s’agit de prendre conscience que nous exprimons beaucoup plus de choses que ce que nous contrôlons, nous exprimons ce que nous vivons et ce que nous sommes en profondeur. Dire : « il faut bien l’accepter » serait une approche négative, alors qu’au contraire, c’est la force de la vie ! Commençons donc par nous recentrer sur ce qui nous habite en profondeur, l’accepter, accepter qu’il s’exprime au-delà de notre contrôle, et ce dépouillement sera notre force de persuasion. Laissons-nous habiter par le silence intérieur, laissons à Dieu tout l’espace de silence intérieur dont il a tant besoin pour nous habiter, et une force que nous ne connaissons pas permettra que notre silence soit partagé.
