Le confinement a mis de nombreuses personnes à rude épreuve, en les confrontant à leurs propres limites. Mais ces limites, qu’on préfère souvent occulter, ne sont-elles pas là aussi pour baliser notre chemin vers le ciel ?
Par TUGDUAL DERVILLE
Tout chrétien lucide sait bien que l’acceptation de ses limites est une clé de la sagesse universelle – et un signe d’humilité. Et peut-il ignorer que notre démesure collective, en récusant toute limite, aggrave la crise environnementale et sociétale où glisse l’humanité ? Pourtant, la mise en pratique du beau précepte, « Consens à tes limites », se heurte à de solides obstacles. D’abord, ce précepte est à double tranchant, presque réversible. Quand un adolescent vautré dans un canapé renonce aux activités sportives planifiées la veille ou à un travail qui le rebute soudain, que disent ses parents ? « Dépasse-toi ! » Et c’est lui qui avancera ses pauvres (et chères ?) limites pour justifier sa mollesse. Quand le même adolescent – avec les contradictions de son âge – se lance dans une activité sportive dangereuse, ces mêmes parents hésiteront entre le décourager, au risque de lui couper les ailes, et le laisser faire, au risque qu’il se les brûle. En ce cas, ils prieront pour qu’il s’en sorte sans séquelles, en ayant appris à… consentir à ses limites ! Tout est donc une question d’expérience, de confrontation au réel et d’équilibre. Ensuite, l’autolimitation n’a rien d’évident pour l’être humain. L’homme, porté par nature à aller plus loin et plus haut « passe infiniment l’homme », notait Pascal. Il veut toujours apprendre, progresser, battre ses records… et aussi s’élever vers le ciel. Quitte, donc, à s’y brûler les ailes selon le mythe d’Icare, sans cesse recommencé. Peut-être avons-nous tendance à louer trop exclusivement les saints quand ils se dépassent, au nom de la folie de l’Évangile : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors, ils l’ont fait ! » Notre lecture de leurs vies devient plus ardue quand ils finissent par lâcher prise, souvent in extremis.
Essayons de réconcilier les contraires : il faut une sacrée force d’âme pour se reconnaître faible. Mais de quelles faiblesses parlons-nous ? Limites physiques, psychiques, relationnelles, morales, spirituelles ; propension à la violence, aux addictions… Chacun peut faire l’inventaire de ses limites, pour se connaître et s’accepter avec plus de réalisme. À trop nier son besoin de sommeil, de repos, de gratitude, de tendresse, de silence, de prière etc., on s’étiole. Qui veut faire l’ange fait la bête. Deux primautés souvent citées par le pape François peuvent nous aider : La réalité est plus importante que l’idée et le temps est supérieur à l’espace.
Le primat de la réalité sur l’idée nous fait “atterrir”. Élucubrer de grandes idées, d’ambitieux projets – y compris de sainteté – ne sert à rien si on ne les met pas en action. C’est au pied du mur qu’on voit le maçon. L’importance donnée aux détails marque alors notre consentement aux contraintes, limites imposées par le réel. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus montre qu’on peut avoir un grand idéal (elle voulait tout, y compris être missionnaire et prêtre) et le vivre confiné dans les limites d’une clôture, d’un psychisme fragile quoique guéri, et d’une santé défaillante, sans compter la brièveté d’une vie. Le consentement à son identité, son corps, ses incapacités, son âge et son époque, n’amoindrit en rien l’aventure de la vie. Comme l’artiste peint dans son cadre, nous réalisons notre vie dans des limites qui nous canalisent. Sortir du cadre n’est pas prendre le large ; ce serait s’affranchir du réel.
C’est là que le temps fait bien les choses. Le pape François le dit supérieur à l’espace dont la conquête effrénée nous affole. La compétition mimétique divise au nom du « toujours plus » (de pouvoir, d’argent, de sexe etc.) ; mais le temps permet d’« inaugurer des processus » en nous incitant à nous relier humblement : l’un sème, l’autre récoltera. Personne ne contrôle l’ensemble du processus. Ultimement, le temps nous dépossède, nous fait perdre des capacités, du pouvoir, de la notoriété, jusqu’à nous limiter au point qu’il ne reste parfois plus que l’essentiel : notre dignité, intacte. Attention ! Il ne s’agit pas de se complaire dans les limites de sa petite personne, par un développement personnel voire une ascèse hygiénistes et égocentrés. D’autres vivants, humains et non-humains, occupent l’espace avec moi. L’écosystème naturel et culturel où je vis m’impose des limites et convoque mon altruisme. Dans une famille, une équipe, une communauté, un village, il faudra faire de la place à chacun.
C’est souvent par l’épreuve que la limite oblige à des révisions de priorité, faisant surgir l’or d’une vie. Ne vérifie-t-on pas ce métal au creuset ? La limite nous humanise. Je connais des hommes “accros” au travail qui ont attendu la dépendance pour entrer en relation avec leurs enfants. La Providence nous émonde. Nous réalisons souvent après-coup à quel point tel accident, telle maladie, ou incapacité a pu libérer chez les autres de l’énergie, des talents, des forces dont notre succès ou notre prestige avait jusqu’ici empêché l’éclosion. Si le grain ne meurt… Faudrait-il attendre le burn-out, ou une alerte de santé, pour consentir à ses limites ? En nous libérant d’une certaine frénésie, le confinement a offert à nombre de (télé)travailleurs une remise à plat. Prétendre tout faire, tout concilier, c’était convoiter le beurre et l’argent du beurre. Des « wonder mothers » mais aussi des pères, réalisant que leur famille avait besoin d’eux, se sont ajustés. De même que l’adolescence est l’âge du refus des limites, qui inaugure des années de conquêtes, voire de fuite en avant, la maturité est celui du consentement aux limites, au fi l de deuils plus ou moins conscients : renoncement à une carrière rêvée, un exploit, un succès… À certains voyages, à la compulsion consumériste. Des personnalités se battent pour continuer de tout contrôler, pour rester autonomes. Elles ne lâchent les rênes que lorsqu’elles y sont forcées, parfois brutalement. D’autres savent renoncer à temps, s’autolimiter. Une des clés du bonheur est de désirer ce que l’on a : rendons grâce pour notre corps, sexué – et sa fatigue – pour le temps, compté – et notre âge – pour « notre sœur la mort corporelle », dont l’heure viendra (voir ci-dessous), sans oublier notre statut de pauvres pêcheurs pardonnés. Corps, temps, mort, péché : quatre limites universelles pour enchâsser notre histoire sainte. Et l’offrir.
PEUT-ON SE RÉJOUIR DE SES LIMITES ?
« L’abandon est le fruit délicieux de l’amour », chante la petite Thérèse, docteur de l’Église. Que l’amour pousse à se laisser émonder sans se débattre, soit. Mais en quoi est-ce délicieux, une fois écartée l’hypothèse d’un masochisme doloriste ? Puisqu’il convient de « louer en toutes circonstances », y compris dans l’épreuve car « tout concourt au bien de ceux qui l’aiment », on peut de se réjouir en Dieu pour nos limites, et pas seulement pour l’humilité qu’elles suscitent. Grâce à elles, nous pouvons ajuster nos relations avec la nature, avec les autres et avec Dieu. Le consentement aux limites a bien une saveur divine. TD
MOURIR : L’ULTIME LIMITE
Jaloux de ce Dieu qu’ils veulent inexistant, les transhumanistes rêvent d’éradiquer la mort pour créer un paradis ici-bas. Or, la conscience de la mort nous humanise. Mourir est le seul verbe qu’on peut conjuguer au futur sans risquer de mentir. Avec la naissance, la mort est le seul événement qui nous est commun. Se savoir mortel nous fait entrer dans la fraternité universelle, et désirer le bien, le beau, le vrai… et la vie éternelle. Car tout mortel peut aussi affirmer : je vivrai. Ce futur-là est sans limite. TD