Face aux écrans : le besoin impérieux d’une proximité incarnée

Dans son dernier livre, le père Tanguy Marie Pouliquen livre des informations scientifiques, propose des tests pour connaître son degré d’addiction aux écrans ainsi que des conseils pratiques pour se déconnecter. Explications.

Propos recueillis par LAURENCE DE LOUVENCOURT

675px Tanguy Marie PouliquenTanguy Marie Pouliquen, prêtre de la Communauté des Béatitudes, est professeur d’éthique à l’Institut catholique de Toulouse, enseignant chercheur et chroniqueur radio.

Il est l’auteur de Hyperconnecté et libre – Bien vivre à l’ère numérique sans retourner à l’âge de pierre, Éditions des Béatitudes

Il est vivant ! Qu’est-ce que la période de confinement a mis en lumière sur notre relation au virtuel ?

Tanguy Marie Pouliquen Elle a mis en évidence le besoin d’être connecté, de se relier les uns aux autres. Les moyens technologiques ont pris le relais de l’aspiration à la relation des individus : l’utilisation de WhatsApp a été multipliée par 5,5 ; le nombre de visioconférences a explosé… Ils ont servi de palliatifs mais ont eu aussi un rôle positif, permettant à de nombreuses personnes de continuer à travailler. Dans cette période de grande solitude parfois, qui nous renvoyait à notre individualité, le besoin de créer du « NOUS » s’est exprimé de mille façons. Le souci de solidarité s’est réveillé de manière réelle. Reste maintenant à mettre en perspective de façon vitalisante cette aspiration à la relation afin qu’elle ne se confine pas à des écrans mais qu’elle s’inscrive dans des espaces sociaux interactifs, visage par visage, dans une proximité incarnée.

Les propositions spirituelles se sont multipliées sur Internet pendant le confinement : quel regard portez-vous sur ces initiatives ?

10 commandements pour bien vivre avec les écrans (ordinateur, télévision, jeux vidéo, mobile, smartphone, …)

Pendant cette période “palliative”, on ne peut qu’être reconnaissants envers ceux qui ont su faire preuve d’imagination pour répondre à un réel besoin. Toutefois être connectés ensemble n’est pas la même chose que de se rassembler et de former une communauté, c’est-à-dire une « commune-unité » dans une relation réelle, une communion entre des êtres uniques et singuliers. L’écran fait toujours écran. Il “singe” la présence, mais il n’est pas la présence. Quand les célébrations ont pu recommencer (dans des conditions particulières), nous avons perçu que ces propositions virtuelles ne pouvaient répondre pleinement aux aspirations des personnes.

Mais ce déploiement virtuel a aussi donné l’occasion à l’Église de rejoindre d’autres personnes…

Les outils technologiques peuvent effectivement permettre de développer et de démultiplier les premiers contacts. Ils ne permettent pas en revanche de les approfondir. Pensez à deux amoureux qui, pendant trois mois, ne se sont vus que par écrans interposés… On ne caresse pas son écran. On caresse le visage de sa bien-aimée. L’amour est incarné. Les écrans simulent le corps, le représentent, mais ne le rendent pas présent.

Cette période inédite semble accélérer encore l’emprise de ces nouvelles technologies sur nos vies…

Le pape François dit de notre société qu’elle est mue par un paradigme technocratique. Le philosophe Jacques Ellul écrit quant à lui : « L’écran est le moyen par lequel la personne vénère la technocratie et satisfait aux attentes de la société de consommation », qui cherche à uniformiser les besoins et « à intégrer parfaitement l’homme dans le système technicien ». Le philosophe nous pré sente un triptyque : à nous de peindre un autre triptyque, avec, au centre, non pas « l’homme exactement adapté » aux demandes des techniques, mais la personne « au service de l’humanisme intégral ». Sur le volet gauche, non pas « l’homme fasciné » par les écrans, mais l’homme qui s’en sert comme un bon moyen au service du bien commun concret. Sur le volet droit, non pas « l’homme diverti » par la multiplicité des gadgets, plaisirs visuels et papillonnages, mais l’homme responsable qui fait grandir sans division la personne en son corps, en son âme, en son esprit en vue de relations de qualité. En fermant les deux volets latéraux, apparaît alors non plus la représentation de « l’homme consommateur », parfaitement heureux, hypnotisé par la culture technicienne, tel que le représentent les publicités et autres films à grand succès, mais l’homme unifié et unifiant, sous l’action de la grâce, du respect de la nature humaine et du don de soi gratuit : l’homme intégré.

Qu’on le veuille ou non, ces outils technologiques ont envahi toutes les sphères de nos vies. Comment grandir en liberté et les utiliser au mieux ?

Dans mon livre (voir encadré page 20), je propose à chacun d’évaluer honnêtement son degré de dépendance par rapport à la télévision, Internet, son téléphone mobile, sa montre connectée, ses jeux, etc. Il est fondamental d’accepter de regarder en vérité où on en est. Le refuser ou relativiser l’importance de notre rapport aux nouvelles technologies prouve que l’on est pris dans les filets d’une croyance du style : « Ce n’est pas important… » ou « Je ne suis pas concerné », or c’est faux. Une fois que l’on a conscience de son niveau réel d’addiction, il s’agit de prendre les “médicaments” adaptés. Soit il est nécessaire de trancher et le seul moyen d’y parvenir est l’abstinence, comme pour la drogue, la cigarette ou l’alcool. Si on ne peut pas, il s’agit au moins de circonscrire le temps d’utilisation : ne pas consulter mon smartphone avant le petit-déjeuner, pendant les repas ; s’octroyer une durée déterminée de visionnage des vidéos sur Youtube, etc. Retrouver le goût de lire, de prier sans son smartphone, ne pas avoir d’écran dans sa chambre (9 personnes sur 10 en ont un dans leur chambre et quatre sur dix dans leur lit…). La place que l’on donne aux objets dit beaucoup de l’importance qu’on leur accorde. Parfois, les écrans peuvent faire penser qu’on se suffi t à soi-même parce qu’ils donnent une forme de puissance. En réalité, notre croissance humaine passe par l’altérité, la vulnérabilité (« J’ai besoin de toi »), l’accueil de l’autre comme autre. Il faut trouver des vis-à-vis. Le pauvre est l’archétype de l’altérité qui m’échappe. Il va donc être le lieu de vérification de mon accueil de l’autre en tant qu’autre. Car il n’y a pas de « JE » qui ne soit d’abord un « JE-TU-NOUS ». L’antidote fondamental, ce n’est pas simplement l’intériorité, la spiritualité, c’est la vie mystique, la vie de prière qui rend présent le Dieu incarné, Jésus Christ.

Comment fait-on concrètement pour revenir au réel ?

Il faut d’abord faire des expériences fondamentales hors connexion. Car contrairement à ce que nous pouvons croire, les écrans ne nous font pas faire des expériences de vie. Pour les jeunes, le scoutisme peut être une excellente école de retour au réel, avec les camps dans la nature et sans connexion. Pour les adultes, il s’agit de réapprendre à prendre soin : – de son corps : pas d’écran une heure avant de se coucher, se fixer une règle de temps à passer devant les écrans, faire du sport, etc. – de son âme : développer sa concentration, son attention, son intention en stimulant la vigilance ; refuser de faire plusieurs choses en même temps ; n’utiliser les écrans que pour un besoin précis ; préférer le livre à l’écran ; méditer cette parole : « Sois attentif et garde bien ton âme » (Dt 4, 9), etc. – de son esprit : prendre du temps pour prier, lire la Parole de Dieu tous les jours ; comparer combien de temps je passe sur les écrans et combien avec Dieu ; instaurer une sorte de shabbat numérique chaque semaine, etc. – de ses relations : être attentif aux personnes, prendre le temps de les écouter ; privilégier le vis-à-vis ; cultiver ses amitiés. ¨

  1. Œuvre peinte et/ou sculptée, principalement faite de trois panneaux jointifs latéralement. (Les panneaux latéraux constituent, lorsqu’ils sont montés sur charnières, des volets qui peuvent se refermer sur la partie centrale.)

L’HUMANISME INTÉGRAL, CHEMIN DE LIBERTÉ

Dans l’humanisme intégral, que nous devons au pape Jean Paul II, la personne est vue comme une unité substantielle « corps – âme- esprit-relations ». Il existe quatre étapes de la construction intégrale de la personne, comme un antidote à la personne que j’appelle “écranisée”, en d’autres termes souffrant d’addiction aux écrans. La première étape est de recevoir le don de la vie (Dieu, famille, société, création) ; la deuxième est d’intégrer et de s’unifier dans le don de la vie (moi, besoins, autodétermination, liberté, responsabilité) ; la troisième étape est de se donner soi-même gratuitement, en redonnant le don de la vie d’une manière ou d’une autre ; la quatrième étape est de rassembler dans le don de la vie (rassembler, communion, convivialité, relations de qualité, respect de l’environnement). Et au cœur de ce processus, se trouve la conscience du bien. Avec une clé d’interprétation chrétienne, on dira que le Christ est le don de la vie fondamentale, car c’est en lui que tout a été créé, afin que tout trouve en lui son accomplissement (cf. Col 1, 12-20). TMP

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