Élisabeth de Courrèges, jeune ergothérapeute, est l’auteur de Être là, un livre ou elle partage, au travers de rencontres vécues dans son milieu de travail, l’importance de la présence et de l’écoute auprès des personnes qui souffrent.
Depuis une semaine, je suis en stage d’ergothérapie en unité de soins palliatifs. Il est neuf heures quand je passe le pas de la porte et m’avance dans le couloir.
Alors que je défile devant les chambres, j’entends un « S’il vous plaît ! » depuis l’une d’elles. Je rentre chez Madame L. « Excusez-moi, vous pouvez ouvrir un peu la vitre ? J’ai l’impression d’étouffer. » Alors que je dépasse son lit pour me diriger vers la fenêtre, j’entends derrière moi cette personne me dire : « J’ai peur de mourir vous savez. » Prise au dépourvu, je me sens démunie de ne pas savoir quoi faire, ni quoi dire. Je demeure quelques secondes agrippée à la poignée de la vitre, avec le sentiment de ne pas être préparée à ce genre de phrase, de ne pas être légitime pour en discuter et d’être trop maladroite pour tenter quoi que ce soit.
Comme prise au piège, éprouvant le malaise de l’impuissance, j’ai d’abord songé à fuir l’écoute que cette personne attendait de moi. Ce n’était pourtant pas le moment de me défiler mais de me retourner…
Je décide de m’approcher d’elle. Elle me dit à nouveau : « J’ai peur de mourir. » Alors je lui prends la main et lui dis : « Nous sommes là. Pour l’instant, c’est ce qui compte. » En tout cas, c’était ma seule certitude du moment, ma seule conviction d’étudiante.
Elle n’était pas seule, tant que quelqu’un l’écoutait.
Alors intérieurement, je savais qu’à cet instant précis, je ne devais être nulle part ailleurs qu’à cet endroit pour l’écouter. Pour cette dame, j’étais au bon endroit, au bon moment. J’en éprouvais, presque physiquement, la conviction intime.
Cette expérience d’une écoute prise au dépourvu fut capitale pour elle comme pour moi.
« Nous nous sentions estimés, responsabilisés, exister. »
Plus tard, retournant en cours, j’assistais à l’enseignement d’une psychologue clinicienne venue nous transmettre les rudiments de psychologie nécessaire à notre formation d’ergothérapeute. Et sa posture vis-à-vis de nous m’enseigna presque autant sur l’importance de l’écoute que le contenu de son cours. Je me souviens de m’être dit : « Si elle écoute les patients comme elle écoute ses élèves, je veux devenir une soignante qui écoute comme elle. » Quand arrivait le temps des questions, s’approchant de chacune de nos mains levées, elle orientait tout son être dans notre direction et plongeait son regard dans le nôtre sans fuir ni faillir.
Jamais elle ne nous interrompait, toujours elle nous considérait. Nous nous sentions estimés, responsabilisés, exister.
Le souvenir de cette écoute sans jugement, sans rabaissement, sans raccourcissement me porte encore quotidiennement. Même lorsqu’il s’agit d’écouter l’indicible.
« Je voulais écouter son silence »
Ce fut le cas au sujet d’une patiente que j’accompagnais alors qu’elle abordait l’étape silencieuse de l’agonie.
Elle ne disait déjà plus rien, et pourtant son corps parlait pour elle et nous le rappelait à tous : elle allait mourir. Alors que je me tenais auprès d’elle, je comprenais que ce qui lui arrivait était mystérieux et me restait inaccessible. Mais une intensité de présence toute particulière se dégageait, et le hasard de mes visites de chambres m’avait voulue témoin de ces instants.
Le temps ne comptait plus. Seul le mouvement irrégulier de sa respiration rythmait le moment que nous partagions, et l’alternance des phases d’inspiration, de pause et d’expiration façonnait une nouvelle pulsation, une nouvelle perception des secondes, rebelles à la trotteuse de ma montre, rebelles à la mort qui, tant qu’elle n’était pas là, laissait toute la place à la vie. Un nouveau temps que je tente de partager avec elle au milieu d’une journée qui s’annonçait pourtant déjà trop remplie.
Un temps gagné à être perdu.
Présente à sa présence, je voulais écouter son silence comme j’aurais écouté ses souvenirs d’enfance. Ainsi, je me remémorais ce qu’elle m’avait raconté de son histoire, de ses passions, de ses affections, de ses dons, de ses séparations, de ses espoirs. Et je me surprenais à lui parler dans mon for interne, moi aussi, convaincue qu’elle m’écoutait à son tour.
Comme lorsque je prie, et que les mots, sans dépasser les frontières silencieuses de mon cœur, parviennent intacts, je le crois, à mon Seigneur. Car il incarne incontestablement cette écoute inconditionnelle. Comme un ami qui veille et tend l’oreille chaque fois que nous nous rendons présents à sa Présence.
À LIRE
Être là, Une lumière au cœur de la souffrance, Élisabeth de Courrèges, Mame