Edith Stein, une figure de la féminité pour aujourd’hui

Marion Lucas, docteur en philosophie, a soutenu une thèse sur la liberté de la femme dans l’œuvre d’Edith Stein. A l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, nous l’avons interviewé sur la figure d’Edith Stein, une sainte qui a eu à cœur le combat pour la reconnaissance des femmes.

Propos recueillis par Louis Lefèvre

Quelle a été la teneur de votre travail sur Edith Stein ?

Vignette Edith Stein statue creative commons Johann BrunnerMes recherches en philosophie ont porté sur la liberté de la femme dans l’œuvre d’Edith Stein. La liberté qu’on nous chante aujourd’hui est extrêmement limitée. Dans l’enseignement d’Edith Stein domine la notion d’essence.  L’essence est ce qui fait qu’un être est ce qu’il est indépendamment de ce qui lui arrive. C’est ce qui est permanent dans l’être. En ce qui concerne la personne humaine, nous pourrions dire qu’il existe une essence humaine justement, mais qu’elle a deux modalités d’expression : l’une masculine et l’autre féminine. S’il y a une égalité entre l’homme et la femme de manière essentielle, il importe que chacun se déploie au gré de son essence personnelle pour que justement l’harmonie du monde se trouve et s’amorce. 

L’intitulé du sujet exact de ma thèse est : « L’essence du féminin comme voie de liberté pour la femme dans l’œuvre d’Edith Stein », et je l’ai soutenue en janvier 2018. En 2019, j’ai eu la chance de travailler avec les chantiers éducation et de donner une conférence diffusée sur KTO lors du premier confinement. Ma mission désormais est de poursuivre cette activité de conférencière dans le but avoué de faire connaître son message.

Qu’a-t-elle fait pour la promotion de la femme, d’abord en tant qu’intellectuelle, puis en tant que catholique ?

Elle a commencé d’un point de vue intellectuel, car elle s’est convertie sur le tard. Née en 1891, elle a reçu le baptême en 1922, et elle est morte en 1942 à Auschwitz. Jeune étudiante elle a été assez séduite par le mouvement féministe de l’Allemagne des années 1920-1930. Il était surtout question de l’égalité homme-femme sur le plan de la vie professionnelle. (Le droit de vote des femmes avait été obtenu en 1918 en Allemagne). Il ne lui a cependant pas échappé que ce mouvement était marqué par un esprit individualiste.

Elle a découvert les œuvres de Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie. Il s’agit d’une manière de faire de la philosophie, une manière de se laisser enseigner par le réel en le contemplant. Je regarde ce qui est devant moi et je me laisse enseigner par ce qui est devant moi, j’appréhende le monde à partir de cette réalité que j’ai sous mes yeux.

En tant que catholique, après son baptême, elle a aussi montré combien l’homme et la femme sont égaux. Leurs différences ne les séparent pas. Une femme offre à l’homme son déploiement féminin, et elle reçoit de lui son déploiement masculin. L’harmonie heureuse entre les 2 profite au monde entier. La personne humaine doit prendre le chemin de la connaissance de soi. Il faut vraiment se connaitre soi-même pour pouvoir s’offrir à l’autre et se donner. En sachant que l’entreprise n’est jamais achevée puisque la personne humaine est un être en devenir. C’est donc aussi cela que l’on donne : son devenir. Or, on devient toujours plus ce que l’on est, ainsi dans le don de soi réciproque, c’est l’approfondissement de l’être qui est échangé.

Comment l’idée de la sainteté vient-elle se greffer sur celle du déploiement de l’être ?

Dans le domaine de l’utile, un outil bien utilisé va atteindre sa finalité si on l’utilise correctement. Dans le domaine humain, c’est une sorte de plénitude d’être qui va être visée pour être ensuite atteinte par la sainteté. Cette plénitude ne concerne pas seulement les choses extraordinaires.

L’être humain est marqué au sceau de la finitude. Comme le dit Edith Stein, la finitude c’est être quelque chose mais ne pas être tout. Si nous sommes limités par notre finitude, nous ne sommes pas limités à notre finitude. La sainteté permet de repousser ses limites, non pas de façon volontaire, ou musculaire. Elle permet de les étendre par la force de l’amour et dans le sens de l’amour. Par l’amour du bien et son service, par le service de la vérité. Il s’agit simplement d’être fidèle aux choses simples du quotidien, dans l’amour, pour que se dégage en nous l’image de Dieu qui nous a fait à Sa ressemblance.  

Comment s’est opérée la conversion d’Edith Stein ?

Elle s’est convertie progressivement au contact des autres à Göttingen lorsqu’elle était étudiante. Certains disciples de Husserl s’étaient convertis et elle a été comme transformée à leur contact sans s’en apercevoir. Ensuite, elle a pu dire que par la foi, le bandeau qu’elle avait sur les yeux, est tombé. En tant que phénoménologue, elle contemplait les choses et elle cultivait cette espèce de chasteté du regard qu’encourageait Edmund Husserl. Elle a observé « ce phénomène » qu’étaient auprès d’elle ceux qui avaient la foi, et elle s’est laissée enseigner par ce qu’ils étaient : une forme de décontraction, de bienveillance, de pureté, de plénitude d’être qui l’a attirée, et poussée vers le Christ.

Qu’est-ce qui vous a motivée à choisir Edith Stein comme sujet de recherche ?

J’ai plutôt le sentiment que c’est elle qui m’a choisie ! Mais c’est peut-être assez présomptueux de le dire ainsi… Dans une biographie écrite par Joachim Boufflet : Edith Stein : philosophe crucifiée (Presses de la Renaissance, 1998, p. 116.), je suis tombée sur cette citation d’Edith Stein au sujet de la filiation divine :

« Être enfant de Dieu signifie marcher la main dans la main de Dieu, faire sa volonté et non la nôtre, nous en remettre à Lui de nos soucis, de nos espoirs, ne plus nous inquiéter de notre propre avenir. Ainsi trouve-t-on la liberté et la joie. […] La confiance en Dieu ne peut demeurer ferme que si elle inclut la disposition de tout accepter de sa main. Lui seul sait ce qui nous convient. Et si un jour le besoin et la misère venaient à nous, plutôt qu’une vie assurée et confortable, si l’échec et l’humiliation étaient meilleurs que l’honneur et le prestige, il nous faudrait être prêts. Qui fait ainsi peut vivre son présent allégé de tout l’avenir. »

Ça a été une révélation pour moi. Il y avait la liberté, la joie et le quotidien : la recette parfaite du bonheur !  C’était génial ! J’ai donc acheté tous les livres d’Edith Stein et les ai dévorés, avec cette certitude que c’était sur elle que je voulais faire ma thèse. Je pouvais envisager de travailler en me mettant à l’école d’un Maître, chose qui permet de changer. Ce fut une rencontre fortuite, mais plus certainement providentielle.

Qu’est-ce qu’Edith Stein peut apporter aux femmes aujourd’hui ?

Edith Stein s’est surtout adressée aux femmes, et je crois vraiment que porter son message est une mission de consolation envers les femmes. Je vois bien à quel point le discours d’Edith Stein console les femmes quand elles sont dans la peine. Elles sont également confortées dans le bien qu’elles font par la philosophe. Aujourd’hui, on cherche à gommer la différence homme-femme car on a le sentiment de la vivre comme un échec ou comme une sorte d’infériorité, alors qu’en fait elle est nécessaire car elle est heureuse. Si on se contente de l’égalité à tout prix, la femme risque de ne pas aller dans le sens de son être, mais de se faire esclave des canons masculins en pensant par-là devenir libre, or c’est une voie sans issue… 

La femme est par nature, c’est ce que dit Edith Stein, appelée à accueillir la vie et son corps le montre. C’est un mystère que l’être humain ait besoin d’un autre organisme pour naître et vivre. Edith Stein dit qu’il ne s’agit pas nécessairement que la femme soit mère dans son corps pour le vivre. Mais le fait qu’elle soit en puissance de maternité dans son corps, sans pour autant l’être effectivement, manifeste le fait qu’elle est faite pour l’accueil, qu’elle est disposée à s’occuper de la personne humaine et à souhaiter son déploiement comme elle le souhaite pour elle-même.

L’homme est dans une posture existentielle plus unilatérale, selon Edith Stein. Il va se déployer plus naturellement dans un seul sens, mais avec beaucoup plus de force que la femme, qui va s’ouvrir comme un éventail, peut-être, mais avec le risque d’une plus grande superficialité tandis que l’homme va être plus limité mais par-là, plus profond. C’est pour ça que l’homme a besoin de la femme et réciproquement.

Edith Stein dit que la différence corporelle entre l’homme et la femme est l’indice d’une différence dans l’âme, non pas de l’âme. Les choses ne sont pas organisées de la même manière dans une âme masculine ou féminine. Plus je suis fidèle à ce que je suis, plus je vais dans le sens de mon être, plus je suis en mesure de communier à l’autre, qui n’est pas moi. Pour moi, l’idée la plus intéressante dans le débat homme-femme n’est pas la complémentarité, mais l’altérité. Plus on est dans l’altérité plus le monde est en forme. On s’affole parfois de ces différences car on s’y heurte, on butte dessus. On finit par vouloir gommer les différences. Viser le don de soi, c’est être capable de dire « je », et ce que je suis, de le donner à l’autre qui est différent de moi. 

La Genèse nous présente une communion d’amour sans nuages comme dit Edith Stein, entre l’homme, la femme et Dieu. A la suite du péché, c’est la relation avec Dieu qui est blessée en premier par le péché. C’est d’abord Dieu qui est blessé puis comme conséquence, mon prochain. Chacun doit tendre à nourrir sa relation avec Dieu. C’est beau de se dire qu’on est unique jusqu’au fond l’âme et que chacune soit en contact avec Dieu, car le Christ a semé en chaque âme particulière le Salut comme un grain devant germer. Ainsi, plus je suis connecté avec le divin plus je me déploie dans le sens de mon être, plus je deviens humain et plus je favorise le Règne de Dieu dans le monde ! Il est bon d’avoir de l’ambition spirituelle !  Il faut que germe le Salut en mon âme pour que le monde en soit touché par ricochet. C’est Jeanne d’Arc : « Dieu premier servi ».

Il est donc nécessaire de vivre pour Dieu avant tout ?

Dans Journal d’un curé de campagne Bernanos fait dire à son curé : « On ne perd pas la foi, elle cesse d’informer la vie, voilà tout. » C’est magnifique ! Pour nous catholique, le risque n’est pas petit d’avoir juste une apparence de disciple, mais que la vie dans sa profondeur ne soit pas réellement en contact avec Dieu.  Et je parle d’abord pour moi ! Que la foi informe ma vie, signifie qu’elle soit formée à l’intérieur par la foi justement. Il importe de passer de l’apparence du disciple à l’appartenance au Christ. Rentrer à l’intérieur de soi, non pas dans un mouvement narcissique, mais pour aller au contact de la source de la vie éternelle qui murmure en mon âme, c’est ce que dit Edith Stein. De cette façon je suis à même de me décider en faveur de la vie dans tout ce que je fais, et par là d’aller vers l’autre. C’est un vrai chemin de vie. Connaître Edith Stein, c’est gagner en qualité de vie !

Qu’est-ce qu’Edith Stein vous a apporté personnellement ?

Dans mon travail il m’a semblé comprendre que plus je suis fidèle à mon essence, plus je suis libre. La liberté est au cœur de la personne humaine. Edith Stein parle beaucoup de notre note personnelle. Chaque personne doit la faire entendre dans l’harmonie du monde. Et si je ne le fais pas, ça manque à l’univers à sa beauté, à sa grandeur, à sa splendeur. Personnellement, cette fidélité à l’essence m’a enthousiasmée. Edith Stein encourage la femme à se constituer prisonnière de la volonté de Dieu car plus je suis liée à Dieu, plus je suis libre.

Je crois beaucoup qu’en étant fidèle à soi on vit dans la lumière, et que l’on devient ensuite des lumières pour le monde. Une vie fidèle cachée ne fait pas beaucoup de bruit, mais elle permet que le monde ne devienne pas fou. Personne ne me voit, mais Dieu saura bien faire quelque chose de cette fidélité.

Je crois aussi que la phénoménologie est une voie de salut pour le monde contemporain. Dans notre époque saturée d’écran, elle met au centre le contact avec le réel. Il s’agit d’une attitude extrêmement gratuite de contemplation. C’est Regarder, mais pas forcément pour trouver quelque chose. Je ne contemple pas les choses pour en retirer nécessairement quelque chose pour moi-même. Je contemple, et la contemplation me féconde. Je dois encore creuser la phénoménologie, c’est une certitude…

Enfin, au contact d’Edith Stein, m’est devenu évident que la souffrance n’exclue pas la joie. Les deux peuvent cohabiter dans une même âme. On est dans un monde de recherche de bien-être et de développement personnel, mais la société actuelle fait beaucoup moins la promotion du bien-être intérieur : qu’est ce qui convient à mon âme ? Pas tout !  Mais qui pourra me le dire ? Est-ce que toutes les lectures que je dévore favorisent la croissance de mon âme et son bien-être ? Il importe de créer une atmosphère où l’âme puisse respirer, c’est magnifique comme ambition. Pourtant, on est très doués pour polluer notre atmosphère intérieure par des lectures nocives, par des bavardages qui n’en finissent plus, par des films qui nous nuisent, par des choix qui sont de mauvais choix et auxquels pourtant on se tient… Or, si on crée une atmosphère où l’âme peut respirer, on est sûr d’aller dans le sens de son être, et par là de devenir plus véritablement humains.

Comment la grâce entre-t-elle en jeu pour Edith Stein ?

« La grâce est ce qui unit Dieu et la créature en un seul être. La grâce est une participation à la vie divine. Si nous nous ouvrons à la grâce en acceptant la foi, nous avons le commencement de la vie éternelle en nous. » (Être fini, être éternel).

On néglige et on minimise très souvent l’influence de la grâce. Edith Stein dit qu’elle a une capacité à guérir les structures psychiques de la personne. Elle est efficace, c’est-à-dire qu’elle a un effet. Mais son efficacité agit selon notre foi. Quand Jésus se fait aborder par deux aveugles il leur dit « Qu’il en aille pour vous selon votre foi ». C’est énorme ! Parfois, on ne croit pas que cela puisse se faire. On se sent trop conditionnés, et on se laisse déterminer avec une facilité qui n’a rien à voir avec la liberté… cela tient plutôt du confort psychique, non ?

La grâce est à portée de main. Il faut que nous catholiques nous nous mettions sous perfusion de la grâce. Car la vie sacramentelle nourrit notre âme.

Cette écoute de soi est-donc une mise à l’écoute de la conscience ?

La conscience cette lumière dans l’âme et qui est sensée nous éclairer, non sur les questions existentielles mais sur la conduite à tenir : ce que l’on doit faire ou ce que l’on ne doit pas faire. Edith Stein a traduit les œuvres de Newman, l’un des apôtres de la conscience. L’anecdote de Newman est connue, on l’a un jour interrogé : « si vous vouliez porter un toast, le porteriez-vous au pape en premier ? » Il répondit : « Au pape oui, mais d’abord à la conscience. » Le premier vicaire du Christ dans l’âme, c’est la conscience. C’est beau et cela renvoie chacun d’entre nous à notre responsabilité : être capable de répondre, non seulement de mes actes, mais aussi de ce que je suis, de mon déploiement afin qu’il tende à sa plénitude.

La conscience, c’est l’écho de la voix de Dieu en moi. Cela signifie qu’il faut rester profondément branché à notre être intérieur. C’est l’un des secrets d’Edith Stein. Les choses sont heureuses à partir du moment où elles partent de l’intérieur. Edith Stein dit qu’il faut d’abord prendre possession de son âme, puis une fois que l’on en a pris possession, alors on est en mesure de prendre les bonnes décisions, à partir de l’âme, et d’entrer dans le dynamisme de la donation. Je suis capable de me donner à partir du plus profond de moi.

Ce qui compte c’est que j’ai cette capacité à vivre devant Dieu et devant les hommes, en étant toujours la même. En vertu de ma liberté, l’écart entre ce que je suis devant Dieu et devant les hommes doit être le plus petit possible, voire ne pas exister. C’est l’unité de vie. Le Christ nous dit « Méfiez-vous du levain des pharisiens. » Ce levain c’est le fond de l’âme. Or le levain que le Christ est venu déposer dans l’âme humaine c’est la vérité. Et la liberté est subordonnée à la vérité. Je suis libre en vertu de cette vérité de la personne humaine qui est sortie des mains de Dieu. L’anthropologie d’Edith Stein est profondément chrétienne.

Mais alors, que faire concrètement pour prendre possession de son âme ?

Comme pour beaucoup de grands « peintres » de l’âme humaine, pour Edith Stein, il n’y a pas tellement d’autres chemins que celui de la prière, l’oraison. C’est évangélique. Le Christ nous dit : « retire-toi dans ta chambre et prie ton père qui est présent dans le secret » (Mt 6, 6). Comment cela peut-il parler à des non catholiques ? A partir du moment où on le vit. On ne peut pas conduire autrui à une chose qu’on ne pratique pas soi-même. Si on le vit, d’une certaine façon, ils le devineront. Edith Stein en témoignait simplement : tous les matins « ma première heure appartient à Dieu ».

Dans l’oraison, on est simplement là avec Dieu. Je prends du temps avec Dieu. Je fais à ce moment-là le plein d’essentiel, « l’essence du Ciel » comme disait un prêtre, et je prends mon carburant pour la journée. Edith Stein favorise l’oraison matinale comme la porte d’entrée de la journée. Là aussi, ce n’est pas une question de volontarisme, c’est une question d’amour. Plus j’aime Dieu, plus l’oraison m’est indispensable.

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