Écouter les victimes, c’est écouter le Seigneur

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Dominicain, membre de la Commission biblique pontificale, Philippe Lefebvre enseigne l’Ancien Testament à l’université de Fribourg (Suisse), il est l’auteur de Comment tuer Jésus ? (Cerf).

Par PHILIPPE LEFEBVRE

« Aujourd’hui, cette Écriture s’accomplit dans vos oreilles » (Luc 4, 21)

Les affaires d’emprises et d’abus dans l’Église ont suscité ces derniers temps beaucoup de réactions diverses. Parmi elles, un bon nombre d’incompréhensions et même des oppositions courroucées. Il arrive en effet fréquemment que les victimes et les personnes qui les aident soient invectivées par certains catholiques, comme si elles portaient atteinte à l’Église en évoquant publiquement les violences endurées. Cela se fait par des apostrophes vindicatives dans le cadre de réseaux sociaux ; cela se fait aussi par des articles furibonds dans une presse qui se dit “catholique” et qui, dans son sillage, suscite chez certains de ses lecteurs l’idée (peu catholique) d’envoyer des lettres (anonymes, bien sûr) chargées d’insultes et de menaces physiques – des menaces de mort, parfois – j’en sais quelque chose.

Il est bien entendu permis à tous de réagir, de poser des questions, de faire part de ses perplexités, voire de ses mises en cause. Mais cela ne peut se réaliser vraiment que lorsqu’on s’est quelque peu informé.

Incompréhensions

Je me suis impliqué pendant une quinzaine d’années, sans que cela soit un choix personnel au départ, dans l’accompagnement de victimes d’abus. Quand le rapport de la Ciase est paru, certaines personnes, des proches pour la plupart, m’ont dit alors : « Tu peux arrêter maintenant. » Cette réaction est éloquente concernant la méconnaissance de ce qu’est une personne maltraitée et de ce que peut être le cheminement avec cette personne. La formule « Tu peux arrêter maintenant » suggère en effet que votre investissement était une sorte de hobby un peu bizarre et que, du moment qu’une enquête officielle est désormais parue, les problèmes, eux, ont disparu. Les victimes d’hier seraient dès lors prises en compte et votre accompagnement, votre écoute, n’auraient plus lieu d’être. C’est là ne pas comprendre du tout ce que peut être l’écoute et, avant cette écoute, la parole d’une personne qui a profondément, violemment souffert.

Peut-on parler de ce que l’on n’a jamais écouté ?

On parle très souvent dans nos sociétés modernes d’écoute. Or, comme il arrive souvent – et parfois l’Église n’échappe pas à cette dérive – on disserte abondamment sur ce que l’on ne pratique pas vraiment : ceux qui parlent d’écoute écoutent-ils vraiment ? Les nombreux témoignages de victimes que l’on a enfin entendus ces dernières années montrent d’abord que la possibilité même de parler n’a pas été toujours offerte ; disons même crûment que, pendant des décennies, il était impossible de mentionner l’abus. « On ne parle pas de ces “choses” » répétaient souvent les bonnes âmes. Et, à force de n’entendre jamais parler de « cela », il n’y avait pas de mots disponibles pour les personnes qui voulaient quand même s’exprimer, pas de mots audibles pour celles qui auraient pu écouter.

Ces dernières années, les témoignages recueillis par la Ciase, les livres écrits par des personnes en souffrance ne nous renseignent pas d’abord sur ce qu’elles ont subi ; ils nous enseignent une langue que nous ne connaissions pas.

Écouter, c’est d’abord s’initier à cette langue ; ou, s’il fallait prendre une autre comparaison, c’est « se brancher sur une fréquence » dont nous n’avions pas idée. « Écouter », c’est peu à peu comprendre combien il est difficile pour des gens en grande souffrance de parler, d’être entendus, d’être compris, d’être acceptés, d’être soutenus au long cours, d’être aidés sans devenir des « assistés » et aussi de rester maîtres de leurs paroles à eux. Combien de fois, après avoir tenté de dire leur détresse et leur réflexion lourde d’expérience, des victimes ont lu le résumé de leurs propos, mis par écrit par des « officiels », sans rien y reconnaître de ce qu’elles avaient exprimé. Elles ne trouvaient pas le registre sur lequel elles avaient parlé ; elles n’y trouvaient plus les mots ou expressions clés qui suggéraient le mieux ce qu’elles avaient vécu et pensé. Au lieu de retrouver l’expression de leur chair, dans sa désolation et ses sursauts de vie, qu’elles avaient tenté de nommer, elles ne trouvaient, dans le compte rendu qu’on leur soumettait, qu’un squelette bancal ou, pour prendre une autre image, un écho amoindri, sans résonance, de leurs paroles vécues.

La tentation de “reformater” la parole

Citons un exemple. Il y a trois ans de cela, un enquêteur, enfin mandaté par l’institution ecclésiale, a soi-disant recueilli les témoignages des victimes d’un prédateur connu ; cet enquêteur a volontairement bâclé son travail en « résumant » et « transformant » à sa manière les propos qu’il avait reçus. Les victimes ne se sont alors pas du tout retrouvées dans le texte final qui a pourtant été adressé aux autorités compétentes.

Une demande de révision a immédiatement été envoyée dans les hautes instances judiciaires de l’Église, sans que jamais aucune réponse ne soit donnée. La parole « reformatée » des victimes est donc entreposée quelque part dans tel ou tel bureau et, si un jour elle reçoit une réponse, cette réponse sera écrite dans un style aussi convenu et banal que le rapport « retouché » reçu par l’institution.

En réponse, deux épisodes évangéliques

Tout cela est bien sûr très grave. C’est une atteinte à la parole de celles et ceux qui ont souffert et donc une atteinte à la Parole, au Verbe. Toute parole humaine en effet qui tente d’exprimer une vérité vitale, profonde, vécue participe de la Parole venue de Dieu qui retentit et s’active depuis le commencement.

La Bible tout entière exprime cette vérité. Dans les Évangiles synoptiques, à plusieurs reprises, les mots de païens sont reçus par Jésus qui est le Verbe de Dieu, comme des paroles à la hauteur de ce qu’Il est. « Ô femme, grande est ta foi ! Qu’il advienne pour toi comme tu veux », dit le Christ à la Cananéenne (Mt 15, 28) que ses disciples voulaient chasser. Eux n’entendaient dans les propos de cette femme que des « cris » (Mt 15, 23). Jésus, lui, perçoit chez cette femme en grand désarroi la « fréquence » qu’il connaît bien : celle du Père. Quand en effet il dit à cette femme « que tout advienne comme tu veux », il manifeste deux réalités essentielles. D’abord il ne corrige pas son propos : elle a dit les mots qu’il faut et sans que Jésus ait besoin de les reprendre à son compte, ces propos s’imposent et obtiendront tels quels la guérison de la fille de cette Cananéenne.

Et ensuite, Jésus, admiratif, adresse à cette femme une formule « lourde » : que tout soit « comme tu veux ». Dans l’Évangile, il n’adresse cette formule qu’une seule autre fois : à son Père, quand il se trouve à Gethsémani. « Père, non pas comme je veux, mais comme tu veux » (Mt 26, 39).

Ce que cette femme demande, les paroles qu’elle adresse à Jésus pour faire cette demande, c’est ce que le Père veut ! Sa parole de païenne écrasée sous le désespoir rejoint la Parole du Père, coïncide avec elle.

Il y aurait bien d’autres exemples à donner. Mentionnons-en un autre rapidement : les mots du centurion romain (encore un païen) sont devenus paroles pour les chrétiens à un moment crucial de la messe. « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir » etc. : voilà ce que nous avons repris d’un homme en dehors des cercles habituels de croyants, qui appartient en outre à l’armée d’occupation.

La tradition de l’Église ancienne a su écouter ce que disait cet homme, écrasé par l’inquiétude que lui donnait l’état de santé de son esclave. Il a alors prononcé des mots qui ont plongé le Christ dans l’admiration : « Je vous le dis : même en Israël je n’ai pas trouvé une telle foi » (Lc 7, 9).

« Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits… »

Même s’il ne s’agit pas de considérer toute parole de victimes comme parole d’évangile, il est néanmoins essentiel de développer cette écoute qui perçoit les accents de la vérité, de l’authenticité là où ils sont. Et de fait, la Bible tout entière s’avère être un apprentissage pour voir et entendre comme Dieu voit et entend. On sait que le verset le plus répété dans le corpus biblique, sous des formes légèrement différentes à chaque fois, est celui-ci : « ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas » (cf. par exemple en Jr 5, 21 ; on trouve aussi la formule en Is, Éz et dans les Évangiles ; Jésus la reprend à plusieurs reprises : cf. Mt 13, 13-15 etc.).

Accepter d’entendre ce que nous n’entendons pas ou ne voulons pas entendre habituellement dans le registre des abus, c’est entrer dans une dimension nouvelle. C’est se mettre à l’écoute du prochain et de Dieu Lui-même. Ce que l’on fait ou ne fait pas aux plus petits qui sont frères et sœurs de Jésus-Christ, c’est à Lui qu’on le fait ou ne le fait pas. Ce sont là, on le sait, les dernières paroles de Jésus avant d’entrer dans sa passion (Mt 25, 31-46 ; plus précisément v. 40 et 45). C’est dans l’Évangile de Matthieu le seul critère selon lequel on entre dans le Royaume – ou selon lequel on en est interdit d’accès.

Il y aurait encore beaucoup à dire, Bible en main. En tout cas, comme le montre Jésus abondamment dans les Évangiles, rien ne justifie de se boucher les oreilles quand « un pauvre crie », selon l’expression d’un psaume (Ps 34, 7). On peut alléguer la bienséance ou le bien de l’Église : ce sont là des arguties diaboliques.

Comme si le bien de l’Église se trouvait ailleurs que dans l’écoute attentive, l’engagement volontaire pour aider et rejoindre les « plus petits », pour apprendre d’eux la langue qui fait vaciller les langues de bois, pour sortir des formes et des mots convenus qui nous enferment. Certains brandissent encore une histoire fantasmée de l’Église, comme si elle avait toujours été irréprochable et ne méritait pas d’être mise aujourd’hui sur la sellette. On désigne alors d’autres pans de la société où les violences et les abus sont omniprésents.

Tout cela sont des sauve-qui-peut face à une réalité à laquelle nous devons, nous chrétiens, faire face d’abord. Le Christ met un jour en enfant « au milieu de » ses disciples, leur enjoignant de devenir « comme les enfants » (Mt 18, 3) – ces enfants qu’à la première occasion les disciples repousseront violemment (cf. Mt 19, 13-15). Il existe une scène dans la Bible où un enfant est mis « au milieu » des siens : celle où David, qu’on avait oublié, est appelé « au milieu de ses frères » et reçoit là l’onction qui fait de lui un messie (1 S 16, 13). La voix et la présence de l’oublié, du petit, c’est la voix et la présence du Messie.

À LIRE

Comment tuer Jésus ?, Abus, violences et emprises dans la BiblePhilippe Lefebvre, Cerf, Avril 2021

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