« Écoute, Israël » – Rencontre avec Philippe Haddad

Rabbin de la synagogue Copernic (Paris), Philippe Haddad est très engagé dans le dialogue interreligieux. Il a reçu en 2020 le prix de l’Amitié judéo-chrétienne.

Propos recueillis par LAURENCE DE LOUVENCOURT

Il est vivant ! Que signifie le « Chema Israël », qui est vu comme le premier des commandements ?

Vignette carree rabbin Haddad IEVPhilippe Haddad Dans le livre du Deutéronome (6, 4), Moïse s’adresse au peuple d’Israël et lui demande : « Écoute, peuple d’Israël. Adonaï (YHWH) est notre Dieu. Adonaï (YHWH) est Un. » Le prophète s’adresse ici à la génération qui est née dans le désert, et qui n’a pas connu l’esclavage en Égypte voici plus de quarante ans.

« Écoute » en hébreu, a le même sens qu’en français. C’est écouter avec les oreilles mais aussi avec le cœur et l’intelligence. Le message que le peuple d’Israël est invité à écouter dans tous les sens de ce mot, c’est d’abord : « L’Éternel (YHWH) est notre Dieu. » Ce verset représente une rupture complète avec les idoles et le paganisme de l’Égypte d’où étaient sortis les Hébreux, mais aussi avec les cultures de l’Antiquité. Ce verset affirme : notre Dieu, ce n’est ni le soleil, ni la lune, ni aucune des forces de la nature, ni une divinité d’un panthéon. Il est important de préciser que le notre de « Notre Dieu » ne renvoie pas ici à une possession mais à une relation. Et quand on dit « le Dieu d’Israël », cela signifie le Dieu qui est proclamé par Israël. Mais ce Dieu est le Dieu universel.

« Adonaï est Un ». Auparavant (Exode, 3), Dieu a révélé son nom à Moïse. Le tétragramme (YHWH) est une forme contractée de : « Il est, Il était, Il sera ». Le nom de Dieu s’exprime par le verbe « Être ». Le « Chema Israël », c’est la proclamation d’un monothéisme absolu dans un contexte très polythéiste.

C’est donc un verset fondateur ?

Oui. À tel point que la tradition et la liturgie juive vont intégrer le « Chema Israël » dans la prière quotidienne.

Encore aujourd’hui, nous le récitons matin et soir, c’est-à-dire lors du passage de la nuit au jour et du jour à la nuit. Là où l’on pensait alors qu’il y avait deux divinités, le dieu du jour et le dieu de la nuit, nous proclamons que c’est le même Dieu qui a créé le jour et la nuit.

Ainsi, proclamer le « Chema Israël » le matin et le soir, c’est reconnaître que c’est Dieu qui a créé le monde tel qu’il est, selon Sa volonté. C’est donc une invitation à méditer sur le monothéisme mais aussi à réfléchir à ses implications éthiques. En effet, s’il existe plusieurs dieux, les hommes peuvent se dire entre eux : « Mon dieu est supérieur à ton dieu… Mon peuple est supérieur à ton peuple… » et cela peut générer des conflits. Si à l’inverse, on dit qu’il n’y a qu’un seul Dieu, un Dieu universel, on ne peut plus tenir un tel discours. Le « Chema Israël » n’est donc pas seulement une déclaration théologique mais également éthique et morale qui a des conséquences sur ma vision de la vie. Ainsi, c’est aussi affirmer que toute personne rencontrée a été créée par Dieu et procède de ce Dieu un, qui a créé l’humain « à son image ».

Le « Chema Israël » est encore le premier verset que l’on apprend à l’enfant quand il commence à parler. Il fait partie des premières prières qu’on lui enseigne. Et tant qu’il a sa conscience, l’agonisant le récite également. C’est donc la prière qui accompagne l’être juif du début à la fin de sa vie consciente.

Comment, pour vous, Jésus a-t-il vécu ce « Chema Israël », et l’a-t-il incarné ?

Dans Luc, il est signalé que Jésus allait régulièrement à la synagogue, qu’il y enseignait, mais aussi qu’il priait seul. À l’époque du second Temple, il existait une vie liturgique, exprimée soit dans des prières individuelles (hitbodedouth), soit dans des prières collectives, en communauté. À cette époque donc, la liturgie était déjà structurée (même si elle a évolué depuis). À la synagogue, on récitait le « Chema Israël ». Jésus a donc proclamé l’unité du Père avec la communauté ou tout seul, et certainement matin et soir.

Il y a d’ailleurs des allusions au « Chema Israël » et à la liturgie juive dans la prière du Notre Père, selon les premiers mots : « Que ton Nom (YHWH) soit sanctifié, que ton Règne (malkhout) vienne. » Or justement le début du « Chema Israël » proclame le nom, puis la royauté de Dieu selon la formule rabbinique : « Béni soit le nom de Son règne pour les siècles des siècles. »

Et ensuite, on récite les versets 5 à 9 du chapitre 6 du Deutéronome, qui commence par : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » (v 5). Ainsi, quand Jésus résume la Loi (Torah) par l’amour de Dieu puis l’amour du prochain, il se réfère en réalité à ces versets qui suivent le « Chema Israël ».

Pour moi, donc, Jésus a vécu le « Chema Israël », il l’a récité, il l’a enseigné.

Quel est le rôle de l’écoute, qui est le premier mot du « Chema » dans la tradition juive ?

Pour nous, l’écoute, c’est à la fois la prière et l’étude : on prie ce que l’on étudie et on étudie ce que l’on prie, dans le but d’agir suivant la volonté de Dieu. Quand on prie, c’est l’homme qui s’adresse à Dieu. Quand on étudie, c’est Dieu qui parle à l’homme. En quelque sorte, il étudie avec l’homme. Le « Chema », c’est une mise à l’écoute.

Et le verbe est employé au singulier. Cela signifie que si l’être collectif est invité à l’écoute, chaque membre du peuple d’Israël, au degré de foi, de pratique, de conscience religieuse, qui est le sien, est également invité à se mettre à l’écoute de cette Parole. Le peuple d’Israël, c’est le peuple de l’écoute.

Du fait de l’interdiction majeure des images (il n’y a pas de représentation possible de Dieu dans le judaïsme), tout se vit dans l’écoute, dans la parole, dans la transmission aussi.

Dans cette dernière, il y a celui qui transmet et celui qui reçoit. Au cœur du « Chema Israël » il est d’ailleurs écrit : « Tu enseigneras à tes enfants et tu en parleras » (Dt 6, 7). Les enfants ici incluent les disciples. « Tu en parleras » : dans ta maison, en te levant, en te couchant… Cette parole est donc à méditer en permanence. Ce monothéisme qui contient des sens multiples nous invite sans cesse à réfléchir, à méditer, à se mettre face à ce Dieu un, qui est notre Père dans les cieux.

Selon vous, de quelle manière Jésus a-t-il vécu cette écoute ?

Il recevait tout du Père. Dans l’Évangile, il reconnaît même humblement que le Père sait plus de choses que lui. Il est le disciple. Car, le fils, c’est le disciple de ses parents. En effet, si on est géniteur une fois, on est éducateur tout le temps… Jésus a médité sans cesse la Parole (la Torah, les Prophètes et les Psaumes) et il l’a enseignée.

J’entends Jésus comme un maître d’Israël, qui enseigne. Pour moi, les enseignements de Jésus, ce sont des commentaires originaux des textes de la Torah. L’Évangile est présenté d’une manière telle que ce n’est pas évident au premier regard. Mais quand on travaille avec les sources juives et le texte de la Torah, on s’aperçoit que Jésus fait en réalité un véritable commentaire de la Torah. Dans le sermon sur la montagne, c’est clair. Jésus a étudié les Dix paroles qu’il reprend : « On vous a dit que… Eh bien moi je vous dis… » Par exemple, à propos du meurtre. Jésus explique que la violence ne s’arrête pas à l’utilisation des armes. On peut tuer quelqu’un par la parole. On le voit bien aujourd’hui sur les réseaux sociaux : blessées à mort par des insultes reçues et harcelées, des personnes fragiles mettent fin à leurs jours… On ne peut donc pas se donner bonne conscience en disant : « Moi ? Je n’ai jamais pris d’arme… » Mais combien ont dit du mal de leur prochain ? C’est parfois autrement plus grave.

En définitive, Jésus pousse le verset de la Torah jusqu’au bout de sa logique. À son époque, la Torah était connue par cœur par les érudits. Cela n’avait rien d’extraordinaire. Rien n’étant écrit, la mémoire était très développée et l’esprit travaillait sans cesse les versets jusqu’à parvenir à un renouvellement de sens.

Les hommes étaient imprégnés de la Parole depuis leur plus jeune âge. D’après notre tradition, entre 5 et 10 ans, les enfants apprenaient à répéter toute la Bible. Et à 10 ans, ils commençaient à faire des commentaires. Il y avait une véritable intégration de cette Parole de Dieu. Elle était leur vie.

Jésus est sévère vis-à-vis de ceux qui n’écoutent pas la Parole…

Le discours de Jésus, c’est un discours prophétique. Or, les prophètes sont là pour nous mettre en garde contre l’idolâtrie sous toutes ses formes, et aussi contre nos paresses, nos relâchements sur le plan spirituel.

Si les paroles des prophètes sont dures, c’est toujours dans le but de créer l’électrochoc d’un réveil. C’est le cas des paroles de Jésus. C’est comme un père ou une mère, qui parle parfois avec rudesse à leurs enfants : c’est toujours par amour qu’ils le font. C’est dans ce même esprit que Jésus prononce ces paroles. Il veut réveiller les consciences endormies afin qu’elles deviennent capables de revenir vers le Père des cieux. Jésus est là pour réveiller notre foi au Dieu un.

Comment vivre nous-mêmes cette écoute à laquelle la Bible et Jésus nous invitent sans cesse ?

D’abord par un retour à l’étude de la Parole de Dieu, à travers la Torah, l’Évangile, mais aussi le livre des Psaumes, un livre si cher à Jésus. David et les autres auteurs y expriment leur foi en Dieu à travers toutes les circonstances de leur vie et les sentiments qui les habitent (la joie, l’exultation mais aussi le doute, la colère, l’abandon…). Citant le psaume 22, Jésus lui-même dit : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Il est donc nécessaire de revenir à la connaissance de nos textes fondateurs. Cette écoute, elle se développe aussi par la prière, qui est une démarche d’humilité.

Aujourd’hui, on met souvent l’accent sur la réussite économique et sociale et, dans la conception contemporaine, celle-ci va souvent de pair avec le fait d’écraser les autres. La prière nous donne un tout autre regard : si je réussis bien sur le plan économique et social, si je prie, je vais le voir plutôt comme une bénédiction de Dieu. Et cela va me rendre plus responsable vis-à-vis de ceux qui ont moins bien réussi que moi. Dans les Béatitudes, par exemple, Jésus nous rappelle l’importance de cette humilité : « Bienheureux les pauvres en esprit… »

Les enseignements de Jésus et de la Torah sont d’une très grande actualité dans un contexte de course effrénée à la réussite et à la consommation. Leur sagesse, c’est de nous appeler à prier pour le pain d’aujourd’hui, à être heureux de ce que Dieu nous donne, à toujours savoir ouvrir la main à l’indigent. Nous sommes invités à nous mettre à l’écoute de ces belles sagesses de nos traditions juives et chrétiennes qui se rencontrent.

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