Discerner les signes des temps

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L’écoute des signes des temps permet à l’Église de rejoindre les hommes et les femmes au cœur de leur humanité, à partir de leurs espoirs et de leurs interrogations.

Par SOPHIE IZOARD

PRÉSENTATION

Sophie Izoard est maître de conférences à la faculté de théologie de l’Université catholique de Lille, spécialisée en morale sociale, spiritualité et écologie.

Vignette carree Sophie Izoard IEVDiscerner les « signes des temps » commence par prendre au sérieux le vertige comme caractéristique fondamentale de l’homme contemporain. Ce vertige – enivrant et angoissant à la fois – est provoqué en grande partie par une mutation technoscientifique sans précédent qui modifie la vision que l’homme a de lui-même, de son devenir et de sa situation dans l’histoire.

L’Église de ce temps, solidaire de la famille humaine, entre dans un véritable « dialogue de salut1 », et est amenée à proposer l’Évangile. Lors du concile Vatican II, les pères conciliaires rappellent cette responsabilité dévolue au peuple de Dieu, sous la mouvance de l’Esprit :

« Mû par la foi, se sachant conduit par l’Esprit du Seigneur qui remplit l’univers, le Peuple de Dieu s’efforce de discerner dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu. Le discernement des signes des temps est une recherche de ces mutations sociales de grande ampleur produisant des ébranlements tels […] que les personnes sont amenées à se poser à frais nouveaux des questions fondamentales. »2

C’est donc à partir de l’examen des signes des temps que l’Église rejoint les hommes et les femmes au cœur de leur humanité, à partir de leurs espoirs et de leurs angoisses, de leurs aspirations et de leurs interrogations, de leurs exigences et de leurs requêtes.

Être à l’écoute du cri du monde

« Shema, Israël ! » (Dt 6,4). Sans écoute pas de salut. Sans écoute des cris du monde, sans écoute de l’Écriture et des plus pauvres, sans écoute de ceux qui forment l’Église dans la pluralité des cultures et des histoires personnelles et collectives, sans écoute de ceux qui sont abîmés par les pratiques et les discours de ses membres, sans écoute des femmes, sans écoute des Églises sœurs, sans écoute des traditions religieuses et sagesses du monde, sans écoute des sociétés, sans écoute de la clameur de la terre, l’Église ne peut contribuer au salut donné par le Christ, dont elle reçoit sa vie et sa mission.

Le Christ est le Logos de Dieu fait chair. Le mot grec logos vient du verbe legein qui signifie en particulier cueillir, rassembler, avant même de désigner l’acte de parler. Recueillir les cris du monde est par excellence l’activité du logos divin. Le Christ par toute sa vie et sa mort montre comment il est à la fois l’écoute du Père et l’écoute du monde, en Dieu et dans l’humanité. En lui-même, il est dialogue. Il se laisse traverser (dia) par les paroles (logoi) des hommes : dia-logoï. Celles-ci agissent en lui et lui révèlent toujours plus la profondeur et la largeur de sa mission.

Si la non-écoute conduit à la non-relation, l’écoute conduit à la communion. Elle engage l’écoutant. Être disciple, être frère, sœur, mère du Christ, demande d’« écouter et de mettre en pratique », sa parole et son action (Lc 8, 21). L’écoute consiste en un va-et-vient continuel entre réception et action, entre passivité et activité.

L’écoute est à la base de toute action chrétienne authentique, estime le pape François dans l’encyclique Fratelli Tutti : « Celui qui sait écouter, fait à partir de l’écoute, avec la force de la parole de l’autre, pas de la sienne ». Emprunter ce chemin peut faire craindre de perdre son identité croyante, ou de devoir la mettre entre parenthèses. Pourtant, une telle peur est irraisonnée, « car le dialogue n’est possible qu’à partir de sa propre identité ». « La véritable ouverture implique de se tenir ferme sur ses convictions profondes » (Evangelii Gaudium, 251). L’identité est essentiellement relationnelle, elle invite à l’unité dans la différence, et non à l’uniformité dans la confusion !

Pour aider à penser l’unité sans uniformité, François utilise la figure du polyèdre où « les formes multiples, en s’exprimant, constituent les éléments qui composent dans leur pluralité l’unique famille humaine ». L’homme n’est véritablement humain que lorsqu’il se perçoit et se comprend comme étant dia-logou, comme étant dia-logue. Le dialogue n’est pas une option, il est la structure de l’homme même. C’est ce que Dieu offre à l’homme, gratuitement, le rendant libre.

Au cœur de ce dialogue, chacun est écouté, reçu, et se découvre aimé. La route vers la pleine communion n’est pas celle qui mène à la soumission des plus faibles, ni à l’absorption des plus fragiles, mais plutôt à l’accueil des dons offerts par Dieu à chacun. Le dialogue d’amour est ici expérience de salut.

Quatre signes des temps

Animée par l’Esprit du Christ, l’Église est dialogue. Elle se tient à l’écoute, dans une disponibilité constante de la vie de l’Esprit. Avec les oreilles de son coeur3, elle est appelée à percevoir les signes des temps, qui sont autant de demandes plus ou moins implicites adressées à ses membres. Dans un contexte mondial mouvant, bousculé et “accéléré”, retenons-en quatre qui viennent des profondeurs de la psyché collective.

La planète blessée, meurtrie, exploitée : Stop ou encore ?

L’obscurité demeure sur l’ampleur des changements requis par la transition énergétique et sur notre aptitude à les conduire ensemble. La notion d’écologie intégrale s’offre comme un critère central d’évaluation critique des options politiques, économiques ou sociales, au plan individuel comme au plan collectif. Mais plus qu’un critère, elle est aussi une source d’inspiration pour l’action commune. Une attention au travail de l’Esprit. Les remèdes purement techniques ne suffisent pas. L’écologie doit devenir toujours davantage intégrale, c’est-à-dire humaine et humanisante.

La quête de sens au travail

Même si la crise sanitaire semble avoir relégué à l’arrière-plan la préoccupation du chômage, cet effacement n’est que provisoire. La question de travail demeure au centre des attentes de nos contemporains.

De longue date, ceux-ci sont partagés entre l’aspiration à un emploi de qualité et la déception qu’ils éprouvent de celui qu’ils occupent. La pensée sociale chrétienne aide à clarifier ces débats en soulignant que le travail a aussi pour but l’accomplissement du travailleur, son propre bien et celui des personnes qui l’entourent.

Une identité collective ouverte

Une autre hantise touche particulièrement de nombreux endroits du globe, et notamment en Europe : l’identité collective, de plus en plus conçue comme une appartenance exclusive à un groupe fermé. Les formes nouvelles de précarité sociale répandent une forme d’insécurité culturelle. Amplifiées par d’incessantes polémiques, elles conduisent à des impasses politiques dénoncées par le pape François début décembre 2021 à Lesbos en Grèce.

Certains objecteront sans doute que la tradition chrétienne est riche de toute une réflexion sur le caractère naturel des frontières, sur les nations qui y ont élu demeure et sur les identités culturelles. Et de citer saint Thomas d’Aquin. Cependant, cette même tradition affirme également – et saint Thomas avec elle – que la vocation de chaque nation consiste à se dépasser elle-même en s’ouvrant aux autres pour atteindre un plus haut degré de conscience universelle. Le singulier des nations est le chemin d’accès à l’universel du genre humain.

Les cris de l’homme blessé

« Je crois, c’est pourquoi j’aime. » Tel est le socle du christianisme. Aucun chrétien digne de ce nom ne peut s’y soustraire, sous peine de renier Dieu et de se renier lui-même. Le risque de la rencontre et de la charité relève de son ADN.

L’encyclique Fratelli Tutti4 met en lumière le lien intime entre la rencontre avec autrui et la transformation du monde. Le pape François y parle à plusieurs reprises de « l’amitié sociale », mode de relation à autrui qui est bien davantage que celle d’une simple aide. Une telle forme d’amitié engage dans une proximité dialogale les uns avec les autres. L’amitié sociale appelle à une amitié qui éclaire, engage et change notre vie : mon ami a de la valeur, nous dit le prophète Isaïe (43). Reconnus pour eux-mêmes, les plus vulnérables y occupent une place de choix, et ceci est d’autant plus urgent dans une culture du déchet, du rejet, du mépris et de l’indifférence.

Appelés à soigner

Ces signes manifestent un monde saisi par l’urgence et l’angoisse. Pour le chrétien, ils invitent à œuvrer en faveur d’un apprentissage de liens qui libèrent. Or, la personne humaine se situe dans une série de relations avec elle-même, les autres, la nature et Dieu : ce maillage relationnel constitue l’essence même de la vie. Entrer dans une dynamique du soin de la nature et de l’humanité est en quelque sorte la réplique originaire qui tient et maintient que l’existence est essentiellement relation : elle privilégie le don plus que l’échange, la relation de coopération, la gratuité plus que la recherche du seul profit. Comment œuvrer éducativement en faveur d’une spiritualité de l’alliance qui prendrait en compte tous les êtres humains ainsi que toutes les dimensions de la personne humaine (corps-psyché-esprit), dans le dynamisme de leur vocation et dans leur lien étroit avec la nature, avec les autres, avec Dieu ?

Le signe de la promesse

Les chrétiens viennent de fêter le mystère de Noël. Joseph et Marie, les bergers – travailleurs au salaire plus que modeste –, les mages d’origines et d’identité culturelles multiples, les anges, chacun est présent auprès d’un nourrisson bientôt persécuté qui répond au nom de Jésus. Chacun à sa manière veille le Verbe même de Dieu fait chair, Lui qui veille sur chacun d’eux de toute éternité. Chacun se tient à l’écoute de cette Parole silencieuse, déconcertante dans sa fragilité extrême et pourtant en laquelle tout être est créé à chaque instant. Les étoiles, l’âne et le bœuf sont là également, ambassadeurs du cosmos et de la planète terre. Malgré Hérode qui rôde et semble tout tenir sous sa domination angoissée, cet événement historique fonde la culture de l’amitié sociale, de la rencontre entre les peuples, de l’écologie intégrale et de la fraternité qu’annonce inlassablement le pape François. Il est porteur d’une éthique de la présence à autrui et pour autrui, débordante de bienveillance mutuelle et de charité.

  1. Depuis l’origine du monde, Dieu a le désir d’entrer en dialogue avec chaque homme et chaque femme. C’est sur ce dialogue que le pape Paul VI revient de manière décisive dans sa première encyclique Ecclesiam suam de 1964 : « L’Église se fait parole, l’Église se fait message, l’Église se fait conversation » (n° 67).
  2. Constitution pastorale Gaudium et spes, n° 11, § 1.
  3. « Écoute, mon Fils, et prête l’oreille de ton cœur » (Début de la Règle de Saint-Benoît).
  4. (176/180).

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