Nicolas Grand, juge de l’application des peines, témoigne : « Mon métier c’est de décider. »
Magistrat depuis 20 ans, Nicolas Grand est depuis 2019 vice-président chargé de l’application des peines au tribunal judiciaire de Versailles. Un métier qu’il a choisi justement pour exercer son sens des responsabilités, au service de la loi et de la société. Un métier dans lequel le discernement et la prise de décision sont quotidiens. Malgré le doute, faire un pari et prendre ses responsabilités, en conscience. Il sera un des intervenants du Forum Zachée du 9 au 12 mai prochains. Témoignage.
« Ce qui m’a beaucoup plu dans ce métier, c’est justement le sens des responsabilités et le fait d’être un acteur social au milieu des enjeux de notre monde : pour garantir les libertés individuelles – l’article 66 de la Constitution de 1958 prévoit que le juge est le gardien des libertés individuelles – puis également pour garantir un ordre social, protéger les victimes et essayer de trouver une juste réparation au préjudice causé par les personnes qui ne respectent pas la loi.
Juger selon un cadre légal n’exonère pas de sa responsabilité personnelle. D’abord parce que le juge est au service de la société et des personnes en étant au service de la loi. Ensuite, si la loi fixe les grands principes, elle ne dit pas tout. C’est au juge d’apprécier comment appliquer les différents textes pour être le plus ajusté possible à chaque situation.
Mon quotidien consiste donc à poser un discernement avant chaque décision que je dois prendre. Si je devais résumer, être juge c’est décider.
J’ai donc une responsabilité. J’essaie d’agir en conscience, en cherchant toujours à faire au mieux pour les personnes, pour leur protection et pour que mes décisions soient justes et comprises par les intéressés.
J’ajoute que, désormais, la responsabilité personnelle des magistrats peut être engagée et est en train d’être renforcée, même s’il faut un certain degré de faute pour qu’elle soit retenue.
Heureusement… parce que toute décision de justice relève du pari, particulièrement dans le domaine de l’application des peines : je parie sur l’avenir. Comment les personnes vont-elles se comporter avec les mesures que je leur ai accordées ? Je ne peux avoir aucune certitude, juger n’est pas une science exacte.
Le juge de l'application des peines
Il est magistrat du siège du tribunal judiciaire. Il est compétent pour :
1) Ce qui concerne l’exécution des peines des personnes condamnées par une juridiction pénale, notamment le tribunal correctionnel et la Cour d’assises, à une peine de prison (qu’elles soient en prison ou pas en raison de la durée de la peine) ou à une autre mesure telle que sursis probatoire, travail d’intérêt général ou encore jours-amende.
2) Accorder, modifier ou révoquer les mesures de permission de sortir (par exemple pour passer Noël en famille ou rencontrer un futur employeur), de réductions de peine, d’aménagement de peines (pour poursuivre sa peine sous d’autres modalités que la prison : bracelet électronique, semi-liberté, libération conditionnelle…).
3) Confier des enquêtes concernant les personnes condamnées aux services de police ou de gendarmerie et mandater des travailleurs sociaux (service pénitentiaire d’insertion et de probation) pour le suivi quotidien des condamnés.
Les décisions du Juge de l’application des peines sont susceptibles de contestation devant la chambre de l’application des peines de la cour d’appel.
Pour discerner puis décider, je m’appuie sur les différents éléments dont je dispose et je tiens compte de trois facteurs à la fois :
– La situation de la personne que je juge en faveur ou contre laquelle je vais prendre la décision. Pour une personne en prison, je vais m’intéresser à son passé judiciaire : a-t-elle déjà bénéficié d’un aménagement de peine ? A-t-elle un casier judiciaire chargé ou pas ? Comment parle-t-elle des faits qu’elle a commis ? Les reconnait-elle ou pas ? Quelle est la place de la victime dans le discours de la personne ? Se rend-elle compte du préjudice qu’elle a causé à la victime ? A-t-elle compris ou pas en quoi son acte était grave ? Comment se comporte-t-elle en détention (incidents ? travaille-t-elle ? bénéficie-t-elle d’un suivi psychologique ?) A-t-elle un projet de sortie (travail ou formation ? hébergement ?)
– La nécessité de prévenir la récidive: il s’agit de protéger la société et donc je ne prendrai une décision favorable que si j’estime que le risque de récidive est suffisamment faible. Pour cela, je peux décider de recourir à des expertises psychiatriques pour voir comment la personne a évolué depuis la commission des faits, si elle représente un danger pour l’ordre public ou pas et comment elle risque d’évoluer à l’avenir.
– La protection et la réparation de la victime: la victime a également une place importante dans ma prise de décision. Par exemple, l’indemnisation a-t-elle déjà commencé ? Faut-il prendre des mesures d’éloignement, une interdiction d’entrer en relation avec la victime, ou une interdiction de se rendre au domicile ou sur le lieu de travail de la victime, pour la protéger ?
En tant que juge de l’application des peines, la plupart du temps, je prends ma décision seul. Mais elle s’appuie non seulement sur la loi, la situation de la personne, mais aussi sur de nombreux avis. Notamment celui du procureur de la République qui se prononce dans ses réquisitions, celui du SPIP (Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) qui suit régulièrement le détenu mais aussi sur l’avis d’un représentant de l’administration pénitentiaire. J’entends enfin la plaidoirie de l’avocat du détenu. Je serai moins enclin à accorder une décision favorable si tous les avis sont au rouge.
Au moment de décider, j’ai toujours des doutes parce que je travaille sur de l’humain et que je ne peux jamais prédire l’avenir. C’est une des limites de la responsabilité du magistrat. Ma responsabilité c’est d’éviter les doutes sérieux et de m’assurer que ma décision est fondée en droit et repose sur des critères suffisamment solides.
Au Forum Zachée, j’expliquerai aussi que la responsabilité du magistrat s’exerce dans un cadre institutionnel fondé sur l’impartialité du juge, l’obligation de réserve et l’indépendance.
Quand on parle d’indépendance, c’est l’indépendance à la fois à l’égard des pouvoirs politiques, qui est en France généralement respectée, à l’égard de ce que les autres peuvent penser – il est nécessaire d’en tenir compte mais le juge doit rester libre et indépendant d’esprit pour prendre une décision motivée – et à l’égard d’éventuelles pressions de la société appelant tantôt à plus de répression tantôt à plus de clémence.
Motiver sa décision reste l’un des éléments majeurs qui garantit à la fois l’indépendance du magistrat et le sérieux de sa décision.
Je crois vraiment que l’exigence de motivation est fondamentale. C’est une exigence à l’égard de l’extérieur mais aussi à l’égard de moi-même.
Il m’est déjà arrivé, en examinant une situation, de penser savoir intérieurement dans quel sens prendre ma décision. Puis, au moment de mettre par écrit toutes les raisons qui me conduisent à prendre cette décision plutôt qu’une autre, de me rendre compte que la décision envisagée n’était pas la bonne, n’étant moi-même pas convaincu par mes propres arguments.
Lorsque je motive un jugement, j’ai également à cœur de faire ressortir les éléments positifs comme négatifs. En particulier dans les décisions défavorables à la personne condamnée. Cela me permet de suggérer des pistes d’amélioration à la personne et de lui dire que si elle évolue sur tel ou tel point, une nouvelle demande pourrait aboutir favorablement.
En tant que chrétien, c’est pour moi une manière d’accorder considération et respect à la personne quels que soient les actes qu’elle a commis et d’exercer la compassion à son égard.
Enfin, face à la pauvreté et à la misère humaine que je rencontre quotidiennement, j’invoque le Seigneur en me disant que je suis peut-être le seul chrétien que ces personnes vont croiser. Par ma prière d’intercession, je peux permettre à Dieu d’intervenir dans leur vie. Il n’a pas besoin de moi mais je sais qu’Il veut avoir besoin de moi pour intervenir. C’est cela aussi exercer sa responsabilité de chrétien dans la société. J’essaie de ne pas la fuir. »