Quand il est question du corps, tous les discours extrêmes sont possibles qui vont de l’exaltation du corps à son mépris voire à sa négation. Comment définir notre corps ? Nous proposons dans ce 1er article de méditer sur le parti de l’exaltation et de réfléchir à ses conséquences.

« Corps je suis, et rien d’autre »
« Ceci est mon corps. » À observer tous ces corps étendus sur la plage en ce début de mois de juillet, parés pour fêter le retour de l’été, c’est la phrase du Zarathoustra de Nietzsche qui traverse l’esprit : « Corps je suis, et rien d’autre. » Comme si, symboliquement, l’humanité tout entière s’était donné rendez-vous là, corps alignés en rangs serrés, pour célébrer le triomphe d’une chair si longtemps méprisée, si souvent vilipendée.
Jamais dans l’histoire de l’humanité le corps n’a été en effet autant choyé, autant exhibé, autant adulé. En tout cas, dans nos sociétés occidentales. Il envahit les médias écrits comme audiovisuels. Il fait l’objet de toutes les sollicitudes, des plus futiles aux plus sérieuses. On l’étudie sous toutes les coutures, on l’ausculte, on le dissèque à travers une avalanche de dictionnaires, tous plus savants les uns que les autres. On le répare de mieux en mieux. On le relooke aussi, parfois jusqu’à l’extrême. On développe à son propos toutes sortes d’obsessions, à commencer par celle de la perfection, de la performance. À corps parfait rien d’impossible, semblent proclamer tous les bronzés, tous les liftés, tous les bodybuildés de la terre. Surtout, on prétend faire de lui l’instrument d’une liberté nouvelle, quand ce n’est pas, carrément, le projet d’une vie. Faut-il voir là les bienfaits d’une libération tant proclamée ou plutôt les prémices d’une aliénation nouvelle ? [1] »
Le corps, refuge de tous les désirs
L’expression de Nietzsche : « Corps je suis, et rien d’autre. » est emblématique de notre société qui ne peut se réfugier que dans les éléments physiques de la situation. Tout de l’autre monde dont parlait Platon a été détruit ; aucune dimension métaphysique, et aucune transcendance ne sont acceptées et acceptables. Il ne reste à l’homme que les éléments conjoncturels et factuels et ce pauvre corps qui est le nôtre, joue le rôle de catalyseur de toutes nos questions et réflexions. Il est même la réponse à nos peurs devant la vieillesse et la mort et tout est alors possible pour faire croire à un maintien de la vie, à une résurrection périphérique. Le corps devient le refuge de tous les désirs, le refuge de toute forme de liberté puisqu’il peut être changé et transformé à notre guise. Sans « arrière monde » et sans perspective de soi-même, le corps est sublimé comme le sanctuaire définitif de la vie. Il est le réceptacle de mes désirs et de mes besoins : « j’ai besoin donc je suis, je désire donc je suis, je veux donc je suis. »
Du dualisme au culte du corps
Au fil des siècles, le corps a parfois fait figure d’ennemi intime à tenir en respect y compris au sein de l’Église, ou fait figure de courants déviants dénoncés par l’Église comme de l’hérésie cathare ou le Jansénisme. Que l’on songe également à Platon qui voyait en lui le « tombeau de l’âme » ou à Sénèque, pour qui la vertu était avant tout destinée à dominer les passions animales du corps. Un « dualisme » qui dominera longtemps notre vision du monde a pu être également véhiculé par la pensée de Descartes. La réconciliation sera longue et délicate. Alors que la philosophie réaliste d’Aristote et de St Thomas faisait la promotion de l’unité de l’âme et du corps, la Renaissance va procéder à l’ exaltation de ce même corps. Il faudra attendre Merleau-Ponty, inventeur inspiré d’une nouvelle définition du corps, cette « doublure de l’âme » ou encore plus récemment Jean-Paul II dans ses catéchèses du mercredi sur la théologie du corps pour redonner au corps sa juste place. Il est vrai qu’à partir du 20ème siècle, le processus s’alimente d’abord des incessants progrès réalisés en matière de santé. Mieux nourri, mieux soigné, le corps a gagné – en tout cas, dans nos sociétés riches – en longévité et en résistance. « Il se nourrit aussi de l’irrésistible réhabilitation de ses désirs : désormais, on peut « oser » obéir à son corps. Enfin, il colle aux aspirations d’une société individualiste pour laquelle la libération du corps est devenue l’outil privilégié de l’épanouissement personnel[2] ». « Le nouveau culte du corps, souligne le philosophe Gilles Lipovetsky, illustre le retour sur soi, l’investissement sur le soi corporel. [3]» Dans un univers de plus en plus indéchiffrable, le soin du corps est en effet bien plus qu’une esthétique de l’apparence : Cette démarche est devenue une raison d’être.
Mon corps, seul horizon
« Chacun espère désormais trouver dans et par son corps une thérapie pour soigner les maladies de son existence : stress, fatigue, dépression, angoisse, solitude », écrit Bernard Andrieu dans son introduction au Dictionnaire du corps. Le tout, sur fond d’évaporation du sacré, quel qu’il soit. Malheureusement, à laisser le corps prendre le dessus de ma vie, je risque de suivre des trajectoires extrêmes de dégoût ou de surpuissance de mon corps (scarifications, mutilations, chirurgies, anorexie, boulimie…)
« Lorsque le ciel est vide, le corps devient le seul repère auquel on puisse se raccrocher. Grâce à lui, on trouve ses marques. Il assume désormais une fonction de réassurance [4]», confirme l’anthropologue David Le Breton.
« Il ne faut pas méconnaître la part de bonheur de ceux qui s’adonnent au bodybuilding ou à la chirurgie esthétique », ajoute-t-il. Certains trouvent à juste titre une jubilation, un épanouissement personnel dans la transformation de soi. Mais pour un peu, le corps apparaîtrait à chacun comme « la solution à ses problèmes existentiels »[5].
L’homme se retrouve avec son corps pour seul horizon, or c’est alors un corps souvent réduit à sa forme, à sa matière et à sa plasticité. La seule vision de l’homme n’est plus le ciel qu’il ne regarde plus, mais soi-même, dans une dimension très matérielle. Il en a oublié ses puissances que sont l’intelligence, la mémoire et la volonté, et se réfugie dans la toute-puissance de ce corps qui porte tout, même le bonheur et le salut.
La dictature de l’image de mon corps
« Corps je suis et rien d’autre », la pensée de Nietzsche s’est installée dans notre quotidien comme seul horizon alors que paradoxalement peu de personnes connaissent Nietzsche et sont capables de verbaliser sa pensée.
« Ce culte du corps, devenu à la fois projet personnel et refuge, ne doit pas toutefois masquer une réalité plus dérangeante : sous couvert d’émancipation, la norme règne en maîtresse sur la chair libérée. [6]» Ce corps qui se libère de toutes les entraves, ce n’est pas n’importe quel corps, confirme la sociologue Christine Détrez, professeur à l’ENS lettres et sciences humaines de Lyon. C’est le corps des publicités, sans poils ni sécrétions, un corps qui sent bon, un corps sublimé, une représentation idéale qui contraint le corps réel. La quête du corps idéal n’est-elle pas avant tout souci de se situer dans le regard de l’autre, quitte à faire l’impasse sur le réel ? Nous vivons dans la civilisation du regard ; il y aurait beaucoup à dire car le regard peut à la fois être source d’accueil et d’étonnement, comme il peut être captatif et instrumentalisant. Dès la Genèse, la rupture dans la relation est une question de défaut de regard ; Ils eurent peur l’un de l’autre, et peur de Dieu : « Qui donc t’a dit que tu étais nu ?[7] » À tout moment, il faut donner à l’autre une image de soi valable, pour être reconnu. Et de nos jours, « valable » signifie minceur et beauté, santé, performance et conformité.
Il n’est pas étonnant que nos jeunes qui sont les premiers à revendiquer leur unicité et leur identité, soient des jeunes qui se ressemblent parce qu’ils sont sous le dictat de la publicité et de la mode. Ils sont encore d’autant plus soumis au regard oppressant de la publicité qu’ils sont sans cesse connectés et que seules la photographie ou la vidéo (malheureusement avec une dimension érotique, pornographique ou sado-masochiste forte) donnent accès à une connaissance de la personne qui alors se trouve réduite et matérialisée en sa dimension plastique et pulsionnelle.
Ce dictat est devenu cette invitation au voyage d’un nouveau genre, indispensable à toute insertion réussie dans la vie sociale. Le « look » est plus que jamais un facteur implicite mais bien réel de discrimination à l’embauche et dans la progression de carrière.
Il est cette garantie que la vie mérite encore d’être vécue parce que l’espoir d’un corps renouvelé est encore possible même partiellement.
Le corps est devenu le porte-parole de la personnalité, un QR code. « Dis-moi quelle est ta définition de la liberté et je te dirai qui tu es », nous pourrions enchaîner pour dire « Montre-moi ton corps, et je te dirai qui tu es ! » Mais l’obsession de la maîtrise et du contrôle, alimentée par les magazines de mode et de santé sous la pression d’une industrie de la beauté ô combien puissante, n’en est pas moins inquiétante.
Le plus bel objet de consommation
Dès 1970, Jean Baudrillard voyait dans le corps « le plus bel objet de consommation » et dans le souci de la ligne une « violence contre soi », véritable pendant de la libération des corps. Une violence source de grandes souffrances et de dérives pour des hommes et des femmes toujours à cinq kilos, à une ride, du bonheur. Trois décennies plus tard, les choses ont plutôt empiré pour s’étendre plus récemment, depuis dix ans, à un idéal masculin ; alors que la question était jusqu’alors plutôt féminine, les garçons et les hommes se sont laissés à leur tour envahir par la norme tyrannique d’un corps parfait. Le piège est de présenter sans cesse l’idéal comme quelque chose que l’on pourrait atteindre. Et comme, par définition, il est impossible d’atteindre l’idéal, on peut vite entrer dans des comportements d’excès voire d’addiction », analyse Michela Marzano, avant d’ajouter : « Ce n’est pas un hasard s’il existe un nombre grandissant de femmes qui donnent d’elles-mêmes une image impeccable, mais n’en présentent pas moins de graves troubles de l’alimentation. » Avec, dans certains cas, les pathologies que l’on sait : anorexie, boulimie, addiction aux drogues, etc. Voire même cette obsession du remodelage incessant, de la transformation sans fin, rendue possible par les nouvelles technologies. Le corps ne serait plus sacré, mais une forme à remettre inlassablement au goût du jour.
[1] Revue les Echos n°226 : numéro spécial été « Ceci est mon corps », 2006.
[2] Ibidem.
[3] Ibidem.
[4] Ibidem.
[5] Je me souviens de ce père de famille qui courrait le 20km en 1h10 maximum. Il courait tous les soirs au moins 10 km et ne pouvait se soustraire à cette activité. A la question : ”Ne penses-tu pas utile et nécessaire de demeurer auprès de ta femme et de tes enfants certains soirs de la semaine ? Il a répondu : “J’en ai besoin, je ne peux pas…”
[6] Revue les Echos, Idem.
[7] Gn 3, 11.