Conversion de saint Paul : Dieu aime l’imparfait

La fête de la conversion de saint Paul est l’occasion de vous offrir une méditation sur cette figure étonnante du Nouveau Testament. Voici donc un extrait d’un livre du Père Alek Zwitter à propos de saint Paul, livre qui n’est malheureusement plus édité.

Alek Zwitter, né en 1974, est slovène, prêtre depuis 2006 et membre de la Communauté de l’Emmanuel. Musicien, il est connu dans le milieu de la musique chrétienne contemporaine. Paul, l’imparfait de Dieu est son premier livre.

Dieu aime l’imparfait

Un matin, près du Temple de Jérusalem, la foule est en effervescence. Les chefs religieux juifs ont amené sur la place une femme mariée surprise avec son amant. Les passants sont indignés. On ne l’a pas conduite devant le Temple par hasard. Là se trouve Jésus de Nazareth, le nouveau prophète à l’orthodoxie discutable, dont le nombre de partisans ne cesse de croître.

« Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu ? » (Jn 8, 4-5)1. Ils le pressent de questions pour mettre à l’épreuve son orthodoxie. Jésus s’agenouille et écrit des mots mystérieux sur le sol poussiéreux. Comme ils ne le laissent pas tranquille, il se relève et leur lance une phrase au contenu explosif : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » (Jn 8, 7). Les mots résonnent dans le cœur des adversaires agressifs de Jésus. Personne ne peut échapper à leur force tranquille. Personne ne peut contester qu’il est touché au plus profond de son être.

Les accusateurs de la femme partent les uns après les autres comme une troupe en déroute. Et d’abord les plus âgés. Ne restent bientôt que le prophète et la pécheresse. La femme a en effet péché et elle le sait. Face à Jésus, elle est maintenant nue et vulnérable comme une biche effrayée prise au piège. Alors le prophète prononce ces mots extraordinairement compatissants : « “Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ?” Elle répondit : “Personne, Seigneur.” Et Jésus lui dit : “Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus.” » (Jn 8, 10-11).

Quelques années plus tard, le jeune Saul rencontre ce même regard de pardon incompréhensible sur le chemin de Damas où il part persécuter la jeune communauté des partisans de Jésus. Saul est alors un homme qui cherche la perfection, qui a des critères éthiques élevés, un Juif profondément croyant et qui est, comme il le dit lui-même, « pour la justice qu’on trouve dans la loi, devenu irréprochable » (Ph 3, 6). Il croit en Dieu, en la sainteté de Dieu et il est convaincu que l’exécution fidèle de sa Loi peut l’amener à la perfection spirituelle. En raison de son attachement fervent à la Torah2, il a même décidé de rester célibataire, décision très rare chez les rabbins.

Au moment de sa rencontre avec Dieu, Saul n’est plus un jeune homme sans expérience. Nous ne connaissons pas exactement l’année de sa naissance mais il a probablement entre trente et trente-cinq ans. C’est l’âge où l’homme sent réellement qu’il est imparfait, comme toute créature. Certes, en apparence, Saul exécute fidèlement les prescriptions de la loi juive ; pourtant son sentiment de culpabilité augmente avec l’âge. Ses actes égoïstes, petits et grands, pèsent sur sa conscience. Il ne s’agit probablement pas de péchés extraordinaires. Mais l’idéalisme du jeune homme de vingt ans qui croit pouvoir changer le monde grâce à son intégrité s’est fortement émoussé. En réalité, même s’il n’ose pas se l’avouer, en son for intérieur il désespère de lui et de ses propres imperfections.

Il s’agit là du réalisme amer auquel sont confrontés presque tous les hommes qui entrent dans l’âge mûr. Le réalisme qu’éprouve le jeune prêtre qui certes lit régulièrement son bréviaire mais qui sent bien en même temps que, dans ses occupations quotidiennes, il ne réussit pas à vivre l’amour de son prochain et l’amour de Dieu qu’il avait choisis au début de son chemin. Le réalisme qu’expérimente le père de famille qui accomplit consciencieusement son devoir au travail et à la maison, qui peut-être même assiste à la messe le dimanche, mais qui a pourtant conscience que le compromis ne cesse de grandir dans sa vie professionnelle et familiale.

À cette époque, sans doute pour prouver à son entourage et à lui-même sa ferveur envers Dieu, Saul s’emploie à persécuter les hérétiques de la secte des Nazaréens, les disciples du Christ. « L’homme conscient de sa culpabilité cherche à se justifier devant lui-même et devant les hommes, en se persuadant faussement que c’est le zèle qui l’anime3. » Il veut ainsi compenser ses déficiences morales intérieures par un zèle visible à l’extérieur.

En raison de son activité de « justicier », tension intérieure et sentiment de culpabilité grandissent en Saul, et c’est compréhensible. En effet, les chrétiens, dont le diacre Étienne, qu’il a vus mourir devant lui, font leurs adieux au monde avec une douceur inhabituelle et un visage conciliant, certains qu’ils sont d’entrer non dans la mort mais dans la vie. Force lui est bientôt de constater qu’il ne s’est pas choisi le bon adversaire.

Nous ne savons pas exactement ce qui est arrivé à Saul à trente ans dans la plaine de Damas, aux environs de l’an 33 après J.-C. Il raconte lui-même qu’il est tombé à terre et a entendu une voix qui lui disait : « Saoul, Saoul, pourquoi me persécuter ? » « Qui es-tu, Seigneur ? » demanda-t‑il. « Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes » (Ac 9, 4-5). Saul sent alors qu’il s’agit d’une force spirituelle à laquelle il est impossible de résister, à laquelle il ne peut que se rendre. Et cette force est l’amour bouleversant de Dieu.

Si la voix s’était opposée à lui, si la voix l’avait morigéné, Saul, étant donné son caractère impétueux, aurait sans doute tenté de résister. Mais il entend une voix affectueuse, un ton qui contient déjà le pardon. Saul n’est pas préparé à cette expérience. En entendant la voix, il se retrouve complètement désarmé car au plus profond de lui, sans le savoir, depuis des années c’est justement ce qu’il cherche : un lieu d’acceptation pleine et entière, l’amour.

Il s’agit certainement de l’expérience spirituelle capitale de sa vie. Il faut comprendre toute son action et toute sa pensée théologique ultérieures à la lumière de cet événement essentiel, qu’il aurait pu résumer par les mots de l’apôtre Jean : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8).

L’expérience de la rencontre avec le Christ à Damas offre à Saul une identité complètement nouvelle : il se reconnaît comme le pécheur à qui la bonté divine accorde le pardon. Plus de trente ans plus tard, au soir de sa vie, il décrit son expérience en ces mots : « Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis, moi, le premier » (1 Tm 1, 15). Pour l’Apôtre, il est essentiel que le Christ sur la croix ne se soit pas offert seulement à l’humanité tout entière, mais à chaque pécheur en particulier, aux péchés concrets de chaque homme en particulier. Saul vit le pardon de Dieu d’une façon très personnelle : « […] ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Il peut soudain se remettre à respirer de façon incroyablement apaisée.

Pour l’homme, se reconnaître pécheur est depuis toujours difficile, et on le comprend : s’il n’a pas confiance dans le pardon de Dieu, dévoiler son péché va le placer au banc des accusés.

Mais pour celui qui accueille l’amour de Dieu d’une manière personnelle, la reconnaissance de ses faiblesses n’a tout à coup plus le même poids. Elle devient même libératrice. Soudain, l’homme tel qu’il est, est accueilli par Dieu. Il sait que, malgré ses imperfections, le Seigneur lui offre une place et une mission dans le monde et dans son projet. Et grâce à la miséricorde qu’il reçoit et qui lui est si nécessaire, il peut regarder avec plus de générosité les fautes des autres.

Bono, le chanteur du groupe U2, parle en ces termes de son entrée dans l’âge mûr, de ce moment où l’homme a une conscience plus claire de ses imperfections : « […] avec l’âge, on n’a plus la même notion des bons et des méchants. En passant des années 80 aux années 90, j’ai cessé de jeter des pierres contre les symboles les plus évidents du pouvoir et de ses abus. J’ai commencé à jeter des pierres contre ma propre hypocrisie4. »

1. Sauf indication contraire, les citations bibliques sont tirées de la Traduction OEcuménique de la Bible (TOB).

2. Les cinq premiers livres de l’Ancien Testament, les plus révérés par les juifs.

3. Josef Holzner, Paul de Tarse, Paris, Téqui, 1997, p. 41.

4. Michka Assayas, Bono par Bono, Paris, Grasset, 2005, p. 151.

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