Pour Blandine Lagrut, du Chemin Neuf, la méthode théologique ayant servi à la formulation de la déclaration conjointe entre catholiques et luthériens sur la justification, peut être féconde dans le cadre du processus synodal.
Propos recueillis par LAURENCE DE LOUVENCOURT
Blandine Lagrut, consacrée est responsable de l’équipe œcuménique de la Communauté du Chemin Neuf.
EN BREF – Enseignante, après un master de théologie, Blandine Lagrut, 37 ans, poursuit actuellement un doctorat de philosophie. « Dès le départ, il y a eu au Chemin Neuf une passion pour l’unité. Nous formulons un quatrième vœu : donner notre vie pour l’unité des chrétiens. Il y a huit ans, on m’a demandé d’intégrer l’équipe œcuménique de la Communauté, composée de membres de différentes Églises de quatre pays différents chargée d’animer la formation continue sur les questions œcuméniques, de repérer par exemple les initiatives ou les textes importants sont publiés dans ce domaine, dans les différents pays où se trouver la Communauté. C’est par le biais de cette mission que j’ai été amenée à m’intéresser au consensus différencié. »
Il est vivant ! Comment êtes-vous rentrée dans le processus de Promesse d’Église ?
Blandine Lagrut En 2018, quelques mois après la publication de la Lettre au Peuple de Dieu du pape François, le Chemin Neuf a été sollicité avec d’autres par un petit noyau de responsables d’associations et de mouvements d’Église aux sensibilités très diverses. Ces personnes, engagées au sein de l’Église en France, ont voulu se saisir de l’appel du pape François dans sa Lettre, pour la conversion de l’Église. Une première soirée s’est tenue au siège de la Conférence des évêques de France, ce qui manifestait le souci de ces personnes d’avancer non seulement entre mouvements mais aussi de la façon la plus harmonieuse possible avec nos frères évêques. Lors de cette rencontre, chaque réalité d’Église représentée disposait de quelques minutes pour exprimer comment, en interne, nous vivions la synodalité, et comment nous avions accueilli la Lettre du pape. En nous écoutant les uns les autres nous nous sommes rendu compte que se dégageaient déjà des initiatives, de bonnes pratiques, des habitudes, des intuitions bonnes et bienfaisantes, dans chacune de nos structures. Ces germes de synodalité ecclésiale, nous sommes finalement très nombreux à les expérimenter au quotidien. Ce qui manquait, c’était une sorte de plateforme de mutualisation où l’on puisse s’inspirer, échanger, et pourquoi pas s’interpeller, se corriger, afin d’apprendre à cheminer ensemble. Un lieu de conversation où l’on peut faire état de nos ratés, de nos manques, de nos questions sur nos modes de gouvernance, mais aussi de ce qui porte du fruit. La synodalité peut être abordée à travers des thématiques très diverses (l’exercice du pouvoir, la prévention contre les abus, la place des femmes, la place des petits, la parole des pauvres, la formation des clercs) sur lesquelles nos structures essaient d’avancer, souvent à tâtons, mais avec aussi de belles réussites. Nous avons donc beaucoup à partager. C’est une force immense.
Et quelle est l’expérience de la synodalité au sein de la Communauté du Chemin Neuf ?
Ce qui fait que l’on chemine ensemble, c’est notre expérience commune du baptême dans l’Esprit. Au-delà de la fonction, du titre, de l’état de vie, de la nationalité, le fait de reconnaître que l’autre est habité par l’Esprit Saint permet de lui dire : « Tu as la même autorité baptismale que moi. » Ce fondement impacte nos modes de gouvernance : en fonction des charismes de chacun, on peut décider par exemple, qu’une mère de famille soit responsable d’une maison communautaire où officient des prêtres ; qu’une sœur de l’Église réformée soit responsable de la communauté en Allemagne, responsable donc, des frères et sœurs catholiques, etc. Il y a un système de responsabilités croisées où les discernements se font en continu et prennent du temps. Mais le socle de tout, c’est le baptême dans l’Esprit Saint, c’est notre condition baptismale partagée qui a autorité. On croit que l’Esprit continue à œuvrer à travers l’appel que chacun a reçu personnellement et cela nous ajuste radicalement les uns aux autres. C’est le cœur de notre « être ensemble ». L’Esprit Saint nous apprend à tout recevoir du Père… et en même temps il nous apprend à faire confiance aux liens de fraternité, à la dimension horizontale. La vie dans l’Esprit tempère nos tendances au cléricalisme. C’est vrai au Chemin Neuf comme ailleurs.
La dimension œcuménique de votre Communauté vous aide-t-elle en ce sens ?
C’est en effet essentiel. L’accueil et la reconnaissance de frères et sœurs qui viennent d’autres Églises nous fait grandir dans la synodalité. Le baptême dans l’Esprit Saint que nous avons tous expérimenté, nous rend capables de suivre ce principe œcuménique « tout ce qui est possible de faire ensemble, faisons-le ! » ; sans nier les différences, les impossibilités, les difficultés particulières de chaque Église. Des frères et sœurs d’autres Églises sont engagés à vie dans la Communauté du Chemin Neuf. Les expériences ecclésiales des autres communautés chrétiennes ont donc par eux une forme d’autorité dans notre Communauté. Cela nous oblige, nous les catholiques, à sortir de l’autoréférentialité. La synodalité comporte aussi cette dimension : chercher à définir sa propre identité à partir d’un autre, prendre l’habitude de ne plus dire qui l’on est, sans parler aussi de l’autre.
Comment est apparue la méthode théologique du consensus différencié, à laquelle vous vous êtes beaucoup intéressée ?
Pour comprendre cette méthode théologique, il faut en raconter l’histoire. Le 31 octobre 1999, une déclaration commune a été signée par l’Église catholique romaine et la Fédération luthérienne mondiale à Augsbourg, ville qui évoquait jusqu’ici la séparation entre l’Église romaine et ce qu’on appellera les Églises de la Réforme. Le lieu est connu à cause d’un texte fondateur du luthéranisme, la Confession d’Augsbourg. Et la date du 31 octobre, est celle que l’on retient traditionnellement pour l’affichage des thèses de Luther. Nos deux Églises se sont alors mises d’accord sur un point théologique capital, qui était l’un des points de conflit au XVIe siècle : la notion de la justification.
Comment en sommes-nous parvenus là ?
Pendant la Seconde guerre mondiale, des prêtres et des pasteurs se sont côtoyés dans les camps de prisonniers, des amitiés fortes se sont nouées entre eux. Le choc de cette guerre a fait émerger la volonté de sortir de relations conflictuelles. Sur la base de ces amitiés, en Allemagne notamment, des chrétiens s’engagent pour rouvrir “les dossiers qui fâchent”. Est-ce que les condamnations du XVIe sont encore valables au XXe siècle ? Différents cercles de théologiens e t d’ h i s to r i e n s s e mettent en mouvement et travaillent dans l’ombre jusqu’au début des années 1990. Ils réalisent un énorme travail silencieux : reprendre les textes, les retraduire, refaire la chronologie des événements, comparer la manière de raconter l’histoire du côté catholique et protestant, etc. Les plus grands théologiens du XXe siècle ont à un moment ou à un autre, contribué à ce travail : Hans Urs von Balthasar relisant Karl Barth, Wolfgang Pannenberg, et aussi un certain Joseph Ratzinger.
Le résultat de ses recherches aboutit à cette conclusion : les condamnations prononcées au XVIe siècle sont aujourd’hui sans objet. Ce qui nous opposait alors peut être reformulé d’une manière qui soit audible pour les deux parties. En 1992-1993, ces historiens et théologiens se disent : « Nous avons découvert que les condamnations pouvaient être surpassées. Il faut que l’on donne à ce “kairos” de réconciliation une forme institutionnelle. » C’est de là qu’est née une méthode, le consensus différencié, qui permet de récapituler tout ce travail pour le formaliser dans la Déclaration conjointe sur la justification, un document d’une douzaine de pages qui est un pas décisif de réconciliation théologique entre catholiques et protestants.
En quoi consiste concrètement cette méthode ?
C’est un processus de reconnaissance mutuelle qui passe par la formulation commune de ce en quoi nous croyons. L’essentiel de la foi est énoncé, tout en faisant droit à des différences d’accentuation de l’une et de l’autre. Ces accents reflètent les points d’insistance de chaque communauté, sans remettre en cause ce qui est commun. Le pôle directeur de cette méthode est la formulation patiente et soignée du consensus. Ce n’est pas un compromis rapide à partir du plus petit dénominateur commun. Parce que le consensus est solide, alors il peut “porter” les différences, qui apparaissent de ce fait comme des richesses, des points d’approfondissement.
Auriez-vous un exemple ?
La construction du texte du 31 octobre 1999 est très parlante : sur chaque point le premier paragraphe commence par : « Nous confessons ensemble. » Dans un deuxième paragraphe : « Les luthériens soulignent que… » ; dans un troisième paragraphe : « Les catholiques veulent exprimer que… » Par exemple : ensemble, nous pouvons dire que le don du salut n’est lié à aucun mérite humain ; c’est la foi qui donne le salut ; il est de l’initiative de Dieu ; les œuvres sont la conséquence de l’amour agissant de Dieu en nous. Le consensus est ainsi calé sur ce point. La parole est donnée ensuite aux luthériens qui insisteront davantage sur le fait que la personne ne peut pas, par ses propres forces, contribuer à son propre salut. Le souci de Luther est de fonder le salut sur la promesse objective du Christ, ne faire confiance qu’à lui. Les luthériens soulignent que « Tout vient du Christ ». Les catholiques reconnaissent eux aussi que l’initiative de Dieu est première et totale, mais ils insistent sur le fait que l’homme en un sens coopère par son oui à l’agir justifiant de Dieu. Même si ce oui est l’œuvre de la grâce.
En quoi cette méthode peut-elle être inspirante pour une démarche synodale ?
C’est l’idée qu’on est capable sur des questions centrales de la foi de formuler un consensus tout en reconnaissant qu’il peut y avoir des différences légitimes. Nous sommes d’accord, tout en ne disant pas tout à fait la même chose. Dans ce contexte, ces différences ne se durcissent pas en contradictions car elles sont soutenues par ce consensus. ¨
Déclaration conjointe sur la justification (§ 40)
« Il existe entre luthériens et catholiques un consensus dans des vérités fondamentales de la doctrine de la justification […] les présentations luthérienne et catholique de la foi en la justification sont, dans leurs différences, ouvertes l’une à l’autre et ne permettent plus d’infirmer le consensus atteint dans des vérités fondamentales. »