Comment l’histoire peut ouvrir notre regard sur les pauvres

La priorité aux plus pauvres est un choix profond, qui répond à un appel. Un choix qui n’est pas réservé à la communauté de l’Emmanuel, loin de là, car il est lié à notre identité chrétienne. Mais encore faut-il que nous sachions discerner qui sont les plus pauvres et vers lesquels d’entre eux nous devons aller. C’est pourquoi, dans le prolongement de notre méditation sur le sacré (voir L’ Aqueduc de Février 2024) nous proposons une réflexion, historique cette fois-ci, pour apprendre à discerner où sont les pauvretés.

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Le regard sur le pauvre en Occident du Moyen Age à nos jours

Plus que la qualité de la préparation des cours, ce sont les attitudes des enseignants qui marquent en profondeur les élèves et les collègues. Il en est ainsi de l’écoute, de la vie intérieure et également du regard qui, par-delà nos vies, est fortement influencé par le contexte historique et social.

Ainsi tout au long du Moyen Age, regarder l’autre, regarder le pauvre, le mendiant, c’est voir le Christ en lui, comme les œuvres de miséricorde nous invitent à le faire dans l’évangile selon Saint Matthieu au chapitre XXV : nourrir les affamés, donner à boire à ceux qui ont soif, accueillir les étrangers, vêtir ceux qui vont nu, visiter les malades, visiter les prisonniers… La pastorale du Moyen Age insiste sur les œuvres de miséricorde : on les retrouve dans le célèbre tympan du jugement dernier de Conques, ainsi que dans le vitrail du bon samaritain dans la cathédrale de Chartres. Un tel regard se traduit par des actes concrets : ainsi le roi Saint Louis, porté par l’idéal franciscain, sert lui-même les pauvres à sa propre table. Plus tard sont fondés les hospices de Beaune dont l’organisation spatiale répond à deux soucis majeurs : soigner les corps des malades et prier pour leurs âmes, la fameuse grande salle des malades étant coupée en deux par une cloison séparant les lits des malades de la chapelle.

Ce regard a priori bienveillant sur les pauvres est progressivement remis en cause à partir de la fin du XVI-début du XVIIe : les controverses avec les protestants sur le rôle des œuvres dans l’obtention du salut, l’explosion du nombre de pauvres, mendiants et estropiés en raison des conflits et désordres climatiques du petit âge glaciaire… Tout cela conduit progressivement à considérer le pauvre comme une menace pour la société, en particulier lors des épidémies et des crises économiques. Le pauvre n’est donc plus vu comme le visage du Christ, on se méfie de lui. On commence à distinguer l’estropié et la personne handicapée de naissance d’un côté, et ceux qui sont victimes d’une conjoncture économique difficile, ces derniers étant considérés comme des paresseux. Parce qu’on craint les pauvres et les malades, on décide de les isoler pour protéger la société. C’est le fameux grand enfermement des pauvres qui commence au XVIIe siècle et que traduit l’architecture même de l’hôpital Saint Louis à Paris, qui reprend la conception d’un château fort avec un donjon central, carré, dans lequel sont enfermés les malades, avec tout autour une cour dans laquelle ils peuvent se promener, cour délimitée sur 4 côtés par un bâtiment auquel ils ne peuvent accéder.

Croquis de machine gigantesqueAu XIXe, on en vient à considérer les classes laborieuses comme des classes dangereuses. L’essor de la révolution industrielle, qui contribue à accroître les écarts sociaux, l’affirmation de la pensée marxiste, et de violents mouvements révolutionnaires dans les grandes villes européennes, conduisent à regarder les catégories les plus pauvres de la population comme des éléments de subversion sociale et politique. La méfiance à leur égard est très grande. En même temps, certains artistes s’intéressent particulièrement aux pauvres comme Victor Hugo, et on assiste aux 1ère enquêtes sociologiques (comme celle du Docteur Villermé) ainsi qu’à un aggiornamento du regard de l’Eglise sur les questions sociales (Rerum Novarum, 1893). Mais globalement le pauvre est considéré comme un danger.

Au XXe, avec le développement de l’assistance associative et étatique, on continue à tenir les pauvres à distance. En effet, puisque les mécanismes redistributifs de l’Etat providence se développent, pourquoi m’occuper directement des pauvres alors que l’Etat le fait avec mon argent (impôts et charges sociales) et emploie des professionnels pour cela ? Avec cette institutionnalisation des soins, de l’hébergement, de la nourriture des plus pauvres, on s’éloigne encore des œuvres de miséricorde que pourtant certains chrétiens continuent à exercer, comme le jeune Pier Giorgio Frassati à Turin au début du XXe siècle : il rend visite aux malades (c’est probablement à cette occasion qu’il a attrapé la poliomyélite dont il est décédé), fait fleurir les tombes des pauvres avec les fleurs restant après les réceptions familiales, facilite l’accès à l’hôpital en faisant jouer ses relations… Lors de son enterrement, des milliers de pauvres de Turin affluent à l’église, à la plus grande surprise de ses parents. Sa béatification par Jean-Paul II en 1990 et les appels répétés du pape François en faveur des pauvres nous invitent à revenir à l’idéal des œuvres de miséricorde en faveur des pauvres, et plus encore à changer notre regard sur l’autre.

Romain Marchand 

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