Ce qui rapproche les deux François

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Austen Ivereigh, très fin connaisseur du pontificat de François, explique en quoi celui-ci s’inspire du saint d’Assise auquel il a emprunté son nom, mais pas seulement.

(Traduction : GABRIEL MORIN)

Pourquoi le Pape actuel a-t-il pris le nom de François ?

L’anecdote est désormais célèbre, et beaucoup la connaissent : au cours du conclave de mars 2013, alors que le cardinal Jorge Mario Bergoglio vient d’atteindre les deux tiers de suffrages requis, Claudio Hummes, l’archevêque de São Paulo, lui glisse à l’oreille : « N’oublie pas les pauvres. » Ces mots tournent en boucle dans la tête de Bergoglio, tandis que le décompte des voix se poursuit. C’est à ce moment-là que le nom du poverello d’Assise lui vient. Tel est le récit que le pape François lui-même fait de l’événement, et il n’y a pas de raisons de le mettre en doute. Mais souvent, derrière leur apparente simplicité, les histoires qu’il raconte recèlent de nombreux niveaux de réflexion et de discernement.

Selon moi, l’idée de puiser chez saint François d’Assise l’inspiration de son pontificat remonte à la conférence tenue par les évêques latino-américains à Aparecida, au Brésil, en 2007. À ce moment-là, l’Église comprend qu’elle est appelée à évangéliser dans un contexte où les liens d’appartenance s’effilochent et se déchirent. L’impact du progrès technologique a affaibli la famille, la société, les institutions et a provoqué une anxiété, une angoisse existentielle générale – que nous voyons se manifester dans tous les débats actuels autour de l’identité. Dans ce contexte, l’Église comprend qu’elle doit non seulement annoncer, mais incarner la proximité et la miséricorde de Dieu. Car ce n’est qu’en expérimentant soi-même la miséricorde de Dieu que l’on peut proposer aux autres de vivre la même expérience. Voilà pourquoi, à Aparecida, tout est ramené à cette rencontre fondatrice avec le Christ. Et tout découle de là.

Enfin, dans son récit du conclave de 2013, le journaliste du Vatican Gerard O’Connell raconte que juste avant le début du conclave, le cardinal Bergoglio a pris un déjeuner frugal (un bouillon, c’était le carême) avec deux cardinaux espagnols. Ils ont convenu que le prochain pape devrait être « dans le style de saint François d’Assise », avec un amour des pauvres, un refus de l’entre-soi, et un bon sens de l’humour. N’est-ce pas là une description exacte de Bergoglio ? Et est-ce que c’est ce déjeuner qui l’a inspiré pour prendre le nom de poverello ?

Quand j’étais avec le pape François, à la fin du mois de septembre 2020, il m’a montré son bréviaire, avec tout un tas de très vieux morceaux de papier à l’intérieur, et la prière qu’il prie tous les jours depuis 40 ans après les Matines. La prière, qui est de saint Thomas More, se termine ainsi : « Seigneur, donne-moi l’humour pour que je tire quelque bonheur de cette vie et en fasse profiter les autres. Amen. » On pourrait appeler cela la contribution anglaise à la papauté de François !

Retrouver la joie et l’humour dans le christianisme, c’est redécouvrir la gratitude et la “légèreté d’être” qui accompagne la prise de conscience que tout est don et que nous trouvons le bonheur dans la relation. La tâche du pontificat François est donc de nous faire redécouvrir la joie de la relation : avec notre Créateur, avec la création et avec les autres créatures humaines. C’est ce dont traite toute l’encyclique Fratelli Tutti. Or, nul n’a mieux incarné ces trois liens d’appartenance que saint François. C’est comme si la mission entière du poverello avait consisté à proclamer que nos liens avec Dieu, avec le monde et avec les autres sont les choses les plus vitales qui existent, qu’elles sont la source de notre joie, et non pas le pouvoir, la richesse, l’argent, le statut et tout ce à quoi nous nous agrippons pour échapper à notre vide. Saint François s’est dépouillé de sa richesse pour investir dans les relations. Il a embrassé l’humilité, la simplicité, la pauvreté, l’accessibilité. C’est exactement ce qu’a fait le pape François.

Depuis le début de son pontificat, quelles sont les décisions qui manifestent le plus l’influence de saint François d’Assise sur la pensée et l’action du pape François : réforme de l’Église ? Encycliques ? Amour des pauvres ? etc.

Je pense qu’avec Fratelli tutti, son encyclique sur la fraternité, il boucle un cycle d’enseignements destinés à régénérer ces trois relations fondamentales. Evangelii gaudium visait à retrouver la joie consolante de l’évangélisation et s’inquiétait de la mondanité spirituelle qui empêche d’y goûter ; dans Laudato si’, l’enjeu était de retrouver notre capacité à contempler le monde qui nous entoure et à collaborer avec lui, au lieu de l’exploiter à notre seul profit ; avec Fratelli tutti, il invite à mettre la joie de la fraternité là où il y a la tristesse de l’individualisme. Les deux textes Evangelii gaudium et Laudato si’ sont des hommages à saint François ; mais Evangelii gaudium, qui a la puissance et le poids d’une encyclique – même si elle n’en est pas une – est éminemment franciscaine, elle aussi.

Quand vous évoquez sa réforme de l’Église, il me revient en mémoire les banderoles brandies place Saint-Pierre, en mars 2013, pour rappeler au pape les paroles de Jésus à saint François, à San Damiano : « Ripara la mia chiesa. » Réparer l’Église signifie la restaurer dans sa dépendance au Christ et à l’Esprit Saint. Et déclarer la guerre à la mondanité spirituelle, qui consiste à faire commerce des biens religieux pour son enrichissement personnel. Dans l’Église, le cléricalisme est l’expression par excellence de cette culture mondaine, et François a cherché à l’en purger par tous les moyens possibles. Le Rapport McCarrick, par exemple, n’est rien d’autre qu’un long exposé sur le cléricalisme. Il y a quelque chose de profondément iconoclaste dans la réforme de l’Église menée par le pape François : il cherche à combattre le carriérisme, l’ambition et toutes les formes de mondanité spirituelle, de sorte que les gens ordinaires puissent accéder aux biens de l’Évangile sans être gênés par les intermédiaires. Cela dit, les banderoles de la place Saint- Pierre manquaient clairement de précision. En effet, la phrase que saint François entendit dans l’église de San Damiano disait : « Va, François, répare ma maison qui, comme tu le vois, est tout en ruine. » Or, le mot maison peut aussi bien renvoyer au grec oikos, qui a donné écologie et économie, en d’autres termes à notre environnement, au monde que nous habitons en commun – à notre « maison commune », comme Laudato si’ le nomme. Tout est profondément interconnecté : Dieu, le monde, nous. Telle est la conviction profonde qui sous-tend l’enseignement de François. Et derrière notre malaise actuel, il y a la perte de cette connexion, la perte de la conscience que nous appartenons les uns aux autres, comme le Covid l’a montré. En étant pauvre avec les pauvres, en se faisant frère universel, frère de tous, le pape François donne à voir l’auto-abaissement (synkatabasis) par lequel Dieu nous révèle notre dignité intrinsèque, révélation qui pose les bases d’un nouvel humanisme.

Le pape François nomme des Franciscains ou Capucins comme cardinaux, et à des postes clés dans l’Église : comment l’interpréter ?

C’est vrai. Dans le récent consistoire, il y avait trois Franciscains. Mais le pape a aussi créé cardinaux de nombreux jésuites et d’autres religieux. Je pense que le principal changement effectué au sein du collège des cardinaux a été de nommer, aux côtés d’archevêques des grandes capitales, des « petits bergers David », des évêques des marges de l’Église, dans les territoires de mission, souvent en première ligne dans les zones de guerre et de conflit. Par définition, un grand nombre de ces évêques sont issus d’ordres religieux, notamment franciscains. Cela veut dire qu’au prochain conclave, il y aura un éventail de voix beaucoup plus large. Ce sera un conclave plus pastoral. Et comme ces cardinaux tendent à être en prise beaucoup plus directe avec les questions pressantes de la vie de tous les jours, ce conclave donnera lieu à un discernement bien plus profond.

Quelle est l’actualité du message de saint François pour les temps que nous vivons ?

Le cœur de ce message est en même temps le cœur de son pontificat : à l’ère du paradigme technocratique brutal et déshumanisant, régénérer nos liens d’appartenance ; à l’ère du consumérisme, mener une vie simple, sobre, et jouir du monde comme d’un cadeau, non comme d’un bien gagné ou acquis ; à l’ère des divisions tribales et des polarisations, choisir la fraternité, goûter la joie de se considérer les uns et les autres comme les enfants d’un Dieu aimant ; à l’ère de l’abstrait et du virtuel, vivre la proximité et le “concret” ; à l’ère de la prise de conscience écologique, inventer un modèle d’engagement contemplatif et respectueux du monde créé.

Selon moi, le message du pape porte aussi sur la continuité et la tradition. Le paradoxe apparent des deux François tient au fait qu’ils sont à la fois des leaders joyeux, pleins de gratitude, miséricordieux et humbles, dotés d’un rare sens de l’amitié, et en même temps des réformateurs intraitables, sans peur quand il s’agit de dénoncer la corruption et la mondanité. Cependant, tout en luttant contre la culture du cléricalisme et de la mondanité spirituelle, les deux François sont profondément enracinés dans l’institution et les traditions ecclésiales. Ni l’un ni l’autre n’a cédé à la tentation de se poser en réformateur libéral ou avant-gardiste. Les deux François, le saint et le pape, ont un respect profond pour la religiosité populaire, celle du peuple de Dieu, celle des gens qui connaissent le Christ. La réforme a pour but de restaurer, de remettre l’Église institutionnelle au service des gens ordinaires, et non d’imposer je ne sais quel agenda. La réforme a pour but de montrer, de mettre en avant la miséricorde et l’amour de Dieu en Jésus Christ, en écartant tout ce qui fait obstacle à la visibilité du kérygme.

Vous venez de publier un livre sur le pape François, quel en est le propos ?

Un Temps pour changer est le fruit d’une collaboration unique, peut-être la première en son genre. Il s’agit d’un livre du pape François que j’ai composé en mettant bout à bout les longs échanges que nous avons eus ensemble pendant le confinement. Il ne s’agit pas d’un livre classique d’entretiens sous la forme de questions-réponses ; ici, François parle directement, personnellement et intimement à l’humanité. Le sujet porte sur le monde d’après le Covid et sur ce à quoi il pourrait ressembler, si nous osons rêver et écouter ce que l’Esprit Saint nous dit à travers cette crise. Mais le livre parle aussi des moyens de dépasser la polarisation qui nous paralyse et de développer une nouvelle politique : ni l’individualisme libéral, ni le populisme nationaliste, mais une véritable politique du peuple. Et une économie qui réponde aux besoins essentiels de chacun, tout en pansant la planète. Ce qui fait la grandeur de ce livre, si j’ose m’exprimer ainsi, une grandeur qui va au-delà de la crise, c’est que le pape y dit comment changer, en tant qu’individus et en tant que société. Il décrit comment une crise nous éprouve, nous fait souffrir, mais aussi comment elle apporte avec elle une grâce qui nous guide vers l’avenir, pour peu que nous ouvrions notre esprit avec confiance. Il dit comment nous pouvons embrasser cette grâce. Et à l’inverse – comme toujours avec François –, il nous montre les obstacles et les tentations qui enferment et nous coupent de cette grâce. Le pape se fait en quelque sorte le père spirituel de l’humanité. Il marche avec nous, il nous ouvre la voie à travers la nuit noire. Il ne se contente pas de nous aider à survivre : il nous désigne un horizon et nous y guide. Le livre n’est pas long. Il est divisé en trois parties : « Un temps pour voir », « Un temps pour choisir », « Un temps pour agir ». Son plan s’inspire de la méthode « Voir, juger, agir » rendue célèbre par le cardinal belge Joseph Cardijn dès les années 1920, mais que l’Église latino-américaine a réellement fait sienne après Vatican II. Il s’agit d’abord de porter un long, un douloureux regard sur la vérité, sur la réalité, en regardant spécialement les lieux que nous ne voulons pas voir, les lieux de souffrance. Puis de se demander : où est Dieu là-dedans ? que dit l’Esprit Saint ? Ensuite, choisir entre ce qui est de Dieu et ce qui n’est pas de Dieu, ce qui humanise et ce qui déshumanise. Enfin, agir en coopérant aux voies de Dieu. L’objet du livre est donc la conversion : comment nous devons et pouvons faire en sorte que les souffrances de cette crise n’aient pas été vaines, et comment nous frayer la route vers un monde meilleur. Ce livre offre à l’humanité une direction spirituelle d’une très grande qualité et d’une très grande profondeur qui peuvent la rendre capable de sentir la proximité de Dieu et d’entendre son appel. Je sais qu’il fera beaucoup de bien. Pour moi, écrire ce livre avec le pape François a été un privilège que je n’oublierai jamais. Au lieu d’écrire sur lui, comme je l’avais fait dans mes deux précédents livres, j’ai écrit avec lui. Ce sont bien ses idées, ses intuitions et son langage, mais il a fait confiance à l’écrivain que je suis et qui comprend sa manière de penser pour l’aider à structurer ses propos autour d’un récit qui fasse sens. Il m’a même autorisé à lui faire approfondir ou clarifier tel ou tel point. Par ailleurs, alors que nous produisions simultanément deux textes, l’un en espagnol, l’autre en anglais, il a accepté sans réserve que le texte de base soit le texte anglais, afin que je puisse exprimer ses propos dans ma langue maternelle. Et je suis fier du résultat : quand on les lit en anglais, les mots du pape sonnent naturellement ! Mais je suis également fier de ce que, dans le texte espagnol, le pape ait opté pour la langue et le style des habitants de Buenos Aires (à la différence des textes officiels, qui donnent à penser qu’il est Espagnol). Je pense que le texte français rend très bien ce choix linguistique, lui aussi. En résumé, par sa forme même, ce livre fait tomber tous les obstacles qui empêcheraient d’entendre François dans toute son authenticité et sa réalité. Dans toute son humanité. Le poverello apprécierait, je pense.

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Le magazine Il est vivant a publié le numéro spécial :

IEV n°350 - François d'Assise, un message universel Se procurer le numéro →

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