Le Bon Samaritain ou l’art de l’écoute – Décryptage

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Sébastien Dehorter, prêtre, est maître de conférences invité à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain), en Belgique. Il invite ici à relire le commentaire du pape François dans Fratelli Tutti sur la parabole du Bon Samaritain, très éclairant sur l’écoute.

Par le Père SÉBASTIEN DEHORTER

Dans l’encyclique Fratelli Tutti le pape François consacre un chapitre entier à la parabole du Bon Samaritain (chapitre 2). S’il n’en offre pas un commentaire linéaire, il approfondit en revanche le texte évangélique par touches successives, montrant ainsi que l’écoute est un processus qui prend son temps.

Une écoute engagée et transformante

« À la recherche d’une lumière au milieu de ce que nous vivons, et avant de présenter quelques pistes d’action, je propose de consacrer un chapitre à une parabole racontée par Jésus Christ il y a deux mille ans. Car, bien que cette lettre s’adresse à toutes les personnes de bonne volonté, quelles que soient leurs convictions religieuses, la parabole se présente de telle manière que chacun d’entre nous peut se laisser interpeller par elle » (FT 56).

« Cette parabole est une icône éclairante, capable de mettre en évidence l’option de base que nous devons faire pour reconstruire ce monde qui nous fait mal (…)

[Elle] nous montre par quelles initiatives une communauté peut être reconstruite grâce à des hommes et des femmes qui s’approprient la fragilité des autres, qui ne permettent pas qu’émerge une société d’exclusion mais qui se font proches et relèvent puis réhabilitent celui qui est à terre, pour que le bien soit commun » (FT 67)

Dès l’introduction, la parabole est présentée comme une « lumière » (FT 56). Le vocabulaire de la vision et de la révélation est plus présent que celui de l’écoute. La parabole est ainsi une « icône éclairante » (FT 67) qui « met en évidence », « montre », (FT 67), « révèle » (FT 68), et invite à « poser un regard franc » (FT 73) sur la réalité.

Écouter, c’est apprendre, par ses oreilles, à voir avec les yeux de l’autre.

Cette écoute-vision n’est pas une manière de se mettre à distance du monde. Le Pape a des réflexions très pertinentes sur la perversion du regard, qu’il s’agisse du regard qui se détourne (FT 64.65.70), « dirigé vers l’extérieur » (FT 73), ou du regard qui ne touche pas mais se cache derrière un écran ou un langage apparemment tolérant (FT 76). Au contraire, écouter avec le cœur (cf. FT 56), c’est se laisser interpeller et transformer, et permettre au texte de faire retentir son « appel toujours nouveau » (FT 66).

On comprend donc pourquoi le Pape opère sans cesse un va-et-vient entre le texte évangélique et l’actualité du monde et cela se repère à plusieurs niveaux :

• Après avoir raconté la parabole à sa manière, il interpelle directement le lecteur :

« À qui t’identifies-tu ? Cette question est crue, directe et capitale. Parmi ces personnes à qui ressembles-tu ? » (FT 64).

• L’alternance des premiers sous-titres est également très significative : « L’abandonné »/« Une histoire qui se répète » ; « Les personnages »/« Recommencer ».

• Comme il nous y a habitués, François n’hésite pas à recourir à des situations très concrètes de la vie quotidienne telles que l’immobilisme social face à une agression publique ou le délit de fuite pour ne pas régler les problèmes d’autrui (FT 65).

• Enfin, la thématique de la « construction » revient fréquemment dans les premiers paragraphes. À l’inverse d’une « société malade qui cherche à se construire en tournant le dos à la souffrance » (FT 65), la voix de Dieu invite à « créer une culture différente » (FT 57). C’est l’amour qui « permet de construire une grande famille » (62) faisant de nous des « bâtisseurs d’un nouveau lien social » (FT 66). Avec la parabole, Jésus « se fie au meilleur de l’esprit humain et l’encourage (…) à adhérer à l’amour, à réintégrer l’homme souffrant et à bâtir une société digne de ce nom » (FT 71).

Question pour avancer : Suis-je prêt à laisser ce que j’écoute éclairer mon quotidien, mais aussi à en recevoir une vue nouvelle qui pourrait me transformer ?

Écouter avec et pour tous

« Jésus raconte qu’il y avait un homme blessé, gisant sur le chemin, agressé. Plusieurs sont passés près de lui mais ont fui, ils ne se sont pas arrêtés. C’étaient des personnes occupant des fonctions importantes dans la société, qui n’avaient pas dans leur cœur l’amour du bien commun.

Elles n’ont pas été capables de perdre quelques minutes pour assister le blessé ou du moins pour lui chercher de l’aide. Quelqu’un d’autre s’est arrêté, lui a fait le don de la proximité, a personnellement pris soin de lui, a également payé de sa poche et s’est occupé de lui. Surtout, il lui a donné quelque chose que, dans ce monde angoissé, nous thésaurisons tant : il lui a donné son temps » (FT 63).

La manière dont le Pape reformule la parabole au § 63 est assez déroutante. Où sont passés Jérusalem et Jéricho ? Le prêtre, le lévite et le Samaritain ? Ces éléments du texte sont-ils sans signification ? En réalité, il ne les oublie pas mais les commentera plus loin (cf. FT 74 pour le prêtre et le lévite ; FT 80-83 pour le Samaritain).

Si sa première approche de la parabole semble décontextualisée, c’est que son intention est d’abord de s’adresser à « toutes les personnes de bonne volonté » (FT 56).

Il nous apprend ainsi à écouter dans le texte évangélique ce qui parle à tout homme, quelles que soient ses références culturelles ou religieuses.

Faire tomber ses propres masques

Cette lecture quasi philosophique du texte biblique est redevable à un article célèbre du philosophe Paul Ricoeur, « Le socius et le prochain », auquel François se référera explicitement un peu plus loin1. La thèse avancée par l’auteur est qu’« il n’y a pas de sociologie du prochain » et donc que, pour accéder à l’événement de la rencontre du prochain sur lequel portera le jugement de l’histoire (cf. Mat 25), il faut que l’homme se dépouille de sa fonction sociale. Ainsi, au sujet du prêtre et du lévite, le philosophe commente : « Ils sont eux-mêmes une parabole vivante : la parabole de l’homme en fonction sociale, de l’homme absorbé par son rôle, et que la fonction sociale occupe au point de le rendre indisponible pour la surprise d’une rencontre ». En bref, parler du prêtre et du lévite comme « de personnes occupant des fonctions importantes dans la société », ce n’est pas malmener le texte biblique mais en recueillir un élément essentiel que chacun peut avoir expérimenté dans sa vie personnelle : « Il est impressionnant que les caractéristiques des personnages du récit changent totalement quand ils sont confrontés à la situation affligeante de l’homme à terre, de l’homme humilié. Il n’y a plus de distinction entre l’habitant de Judée et l’habitant de Samarie, il n’est plus question ni de prêtre ni de marchand ; il y a simplement deux types de personnes : celles qui prennent en charge la douleur et celles qui passent outre (…) Nos multiples masques, nos étiquettes et nos accoutrements tombent : c’est l’heure de vérité ! » (FT 70)

De même que la lecture papale fait tomber les masques des personnages du récit, de même chaque lecteur est invité à faire tomber ses propres masques ! En serrant le texte au plus près, dans la nudité de sa lettre, il en ressort ce qu’il appelle la « loi fondamentale de notre être » (FT 66), « l’option de base que nous devons faire pour reconstruire ce monde qui nous fait mal » (FT 67), « une caractéristique essentielle de l’être humain, si souvent oubliée » (FT 68) : créé pour « une plénitude qui n’est atteinte que dans l’amour » (FT 68), l’homme n’a pour ainsi dire pas d’autre choix que « d’être comme le bon Samaritain » (FT 67) en poursuivant inlassablement la promotion du bien commun.

Question pour avancer : Écouter, c’est accepter d’être déplacé hors de sa zone de confort. Suis-je disponible au surgissement de la vérité nue ou bien est-ce que je préfère me cacher derrière le masque du conformisme ?

Écouter en résonances multiples

« Pour les chrétiens, les paroles de Jésus ont encore une autre dimension transcendante. Elles impliquent qu’il faut reconnaître le Christ lui-même dans chaque frère abandonné ou exclu (cf. Mt 25, 40.45). En réalité, la foi fonde la reconnaissance de l’autre sur des motivations inouïes, car celui qui croit peut parvenir à reconnaître que Dieu aime chaque être humain d’un amour infini et qu’« il lui confère ainsi une dignité infinie ».

À cela s’ajoute le fait que nous croyons que le Christ a versé son sang pour tous et pour chacun, raison pour laquelle personne ne se trouve hors de son amour universel. Et si nous allons à la source ultime, c’est-à-dire la vie intime de Dieu, nous voyons une communauté de trois Personnes, origine et modèle parfait de toute vie commune » (FT 85).

Ce serait cependant se méprendre que de réduire ce chapitre à un commentaire philosophique de l’Évangile. Les premiers paragraphes (FT 57-62), intitulés « L’arrière-plan », situent la parabole dans son contexte biblique. De manière assez brève mais précise, le Pape montre comment « le défi des relations entre nous » (FT 57) traverse toute l’Écriture pour aboutir à l’appel à un amour fraternel universel qui reçoit un triple fondement : l’unicité du Dieu Créateur, l’imitation de la compassion divine, le souvenir de l’histoire d’Israël. C’est sur le fond de cette vaste caisse de résonance biblique que la parabole trouve toute sa valeur.

Quant aux paragraphes conclusifs (FT 84-86), ils interpellent directement le chrétien à partir d’une double référence à Mt 25.

En s’identifiant à tout étranger, Jésus, dont on écoute la parabole, révèle l’ouverture de son cœur qui lui permet de faire siens les drames des autres. Plus encore, cette identification du Christ à chaque frère abandonné ou exclu apporte une « dimension transcendante » aux paroles de Jésus. Au final, la dimension fraternelle de la spiritualité trouve son fondement ultime dans « la vie intime de Dieu » (FT 85).

Question pour avancer : Écouter en chrétien, c’est accueillir la parole qui m’est adressée sans perdre de vue que Dieu est Amour et qu’il veut conduire tous les êtres humains à la communion. Comment mon écoute devient-elle théologale, trouvant en Dieu son origine et sa fin ? ¨

  1. FT 101-102 avec le n° 80 : « Pour ces considérations, je me suis inspiré de la pensée de Paul Ricoeur », Le socius et le prochain, in Histoire et vérité, Éd. du Seuil, Paris (1967), pp. 113-127.

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