par Jean Biesbrouck
Au début d’une année scolaire, les problèmes pratiques de notre profession envahissent souvent nos pensées et nos journées. Pour éviter l’essoufflement, n’est-il pas judicieux que chacun s’accorde des moments de silence intérieur pour s’assurer que ses actions sont bien conformes à sa mission ? Dans ce silence, j’écoute au plus profond de moi mon être intérieur qui est mon guide ou ma boussole. Il me rassure, m’éclaire ou me réconforte. Cette réalité mystérieuse nécessite que je la connaisse mieux tant pour mon bien que pour celui de mes élèves. En la connaissant, je pourrai l’apprivoiser et en faire mon amie intime. D’ailleurs, en observant mes propres élèves, je découvrirai probablement une part de ma personnalité. Nous pouvons nous arrêter aux premières expériences de l’intériorité. Celles que tout homme peut considérer comme point de départ plus ou moins conscient de son histoire personnelle. Propres à chacun, ces expériences premières varient dans leur forme et leur tonalité. Toutefois trois modalités peuvent se succéder chez une même personne.
Dans les classes maternelles et primaires, il est fréquent de travailler avec des enfants foncièrement heureux d’exister. Leur « venue au monde », loin d’être traumatisante, est ressentie comme une « promotion à l’existence », comme le début d’une aventure formidable et passionnante. C’est ainsi qu’ils le ressentent sans nécessairement utiliser de tels mots. Ils sont portés quotidiennement par leur environnement familial qui leur procure amour, reconnaissance et encouragements à découvrir le monde qui les entoure. La maman avec qui ils ont vécu leurs relations premières sous forme de fusion, les guide et les soutient. Elle joue un rôle majeur dans les premières années. Le père et la famille proche, en particulier la fratrie, contribuent aussi activement à l’approfondissement de la vie intérieure de l’enfant dans sa découverte du monde et de la vie sociale à travers la découverte de son corps et des relations intersubjectives de plus en plus élargies.
Un philosophe[1] décrit ce sentiment premier d’exister, comme suit: «Je me perçois comme étant là, au milieu des êtres et des choses. Je me sens vivre, mais non pas isolé. Je me saisis moi-même au sein d’un environnement qui m’affecte et qui est plus ou moins nettement perçu comme autre-que-moi. »[2] La source de cette affirmation existentielle du moi est « la conscience exclamative d’exister». Ai-je en mémoire ce sentiment premier d’exister ? Quelles en étaient les circonstances ? Ce souvenir a-t-il encore pour moi une importance existentielle? Peut-être a-t-il participé à mon choix professionnel actuel ? Ce sentiment optimiste et positif est, semble-t-il, le révélateur que ma vie participe à un projet qui me dépasse car il me remplit de désirs de plénitude et de communion.
Mais ce bonheur enfantin s’est un jour partiellement évanoui. Cette rupture caractérise la deuxième modalité de l’expérience intérieure. La participation heureuse au monde et aux autres a été dramatiquement perdue. L’enfant ou le jeune ressent qu’il a été trompé, soit au sein de la famille, soit par l’environnement social. Des adultes ont abusé de son innocence et devant ce drame, il a adopté une stratégie de survie pour continuer à exister le moins mal possible. Par exemple, dans son enfance, une jeune fille a commencé à ressentir les autres comme très menaçants à son égard. Elle a alors développé un comportement d’affrontement envers autrui, s’obligeant ainsi à être forte pour se défendre. Elle déteste la faiblesse et la fuit, cherchant à être chef dans les jeux ou la vie de groupe. Souvent elle dénie la réalité pour se défendre.
Cette expérience de la « conscience malheureuse » révèle que la personne aurait tant aimé vivre d’excellentes relations avec les autres et maintenir ainsi la communion première avec autrui. Mais sa situation personnelle dont elle n’est pas responsable l’a conduite dans une impasse. Elle a ainsi perdu le vrai sens de l’autre en en faisant un subalterne potentiel pour en être le chef. Il est possible que, ne comprenant pas le processus inconscient qu’elle a subi, elle se culpabilise de chercher toujours à être servi plutôt qu’à servir. Mais au cours de l’adolescence, la réalité sociale vient lui rappeler ses limites et ses dénis. Le coup est parfois rude et peut la conduire à un blocage intérieur ou à un certain désespoir.
Heureusement des adultes, dont des éducateurs ou des enseignants, peuvent faciliter le dépassement de ces impasses en soutenant la jeune personne dans une ouverture renouvelée aux autres, au monde et à lui-même. C’est la troisième dimension de l’expérience intérieure première. Il s’agit d’encourager la jeune personne à une véritable disponibilité pour se libérer des réflexes égoïstes. La disponibilité est en vérité une attitude de recueillement qui conduit à une dépossession de soi et à l’accueil de l’autre. L’autre n’est plus quelqu’un que je veux posséder pour me servir ou me satisfaire, il devient peu à peu grâce à l’amour, le médiateur par excellence de ma personnalisation. Celui qui exige que je sois moi-même. L’autre n’est plus un obstacle, ni un ennemi ; il est un don, un cadeau ; il devient un ami.
Avec des amis, il est possible de s’engager dans une fidélité créatrice qui va développer la disponibilité personnelle et permettre de créer des actions nouvelles afin d’envisager l’avenir avec plus d’espérance. Nous ne sommes plus soumis à un destin qui nous écrasait, mais nous nous sentons appelés à une destinée qui nous dépasse. Et pour le croyant, cette disponibilité et cet amour concernent non seulement tous les autres, mais aussi l’Autre. En effet, Dieu comme créateur nous considère avec bienveillance dans sa Providence et appelle chacun à une vocation unique. Plus nous serons disponibles intérieurement, plus l’action divine nous comblera. C’est dans un cœur à cœur quotidien avec Dieu révélé en Jésus-Christ que notre intériorité atteindra sa plénitude. Comme saint Augustin l’exprime dans les Confessions (III, 6, 11) : « Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que les cimes de moi-même. ».
Encourageons-nous à approfondir notre intériorité psychologique et spirituelle pour approcher la mystérieuse intériorité des jeunes qui nous sont confiés et les aider par des moyens pédagogiques et éducatifs appropriés à les soutenir dans leur recherche d’eux-mêmes, des autres et de Dieu. Nous pouvons demander à l’Esprit Saint de nous éclairer, de nous conseiller et de nous donner la force d’accomplir ainsi un des aspects majeurs de notre vocation d’enseignant et d’éducateur.
[1] Paul Toinet (1924-1991), philosophe français personnaliste.
[2] Paul Toinet Philosophie de l’Être, p. 21
