L'évêque des Hautes-Alpes auprès des migrants

Evêque de Gap-Embrun depuis 2017, Mgr Xavier Malle n’a pas été préparé à ce qu’il va découvrir, lui qui a été prêtre en ruralité dans le diocèse de Tours et partage l’inquiétude et les peurs de nombre de ses concitoyens sur la question migratoire.
À la faveur de rencontres « à hauteur de visage », il fait l’expérience que ces exilés qui passent par nos montagnes ne sont pas d’abord un problème politique. Ce sont Blessing, Kalilou, Éric, Ousmane et les autres, des personnes humaines à la dignité bafouée dont il faut prendre soin au nom de l’Évangile.
Avec sincérité et courage, l’évêque raconte comment il a été entraîné là où il n’avait pas prévu d’aller. Il explique aussi les raisons de son engagement et explore les idées parfois fausses ou déformées que nous nous faisons sur la migration et les migrants.
Ces exilés qui passent par nos montagnes est paru le 16 juin 2025 aux Editions de l’Emmanuel. Nous vous en proposons ici quelques bonnes feuilles.
JE M’IMPLIQUE
LE TRAVAIL DE LA COMMISSION DIOCÉSAINE POUR LA PASTORALE DES MIGRANTS
Je m’appuie sur cette Commission diocésaine pour la pastorale des migrants qui a été créée peu après mon arrivée. Elle est pour moi un lieu d’information sur la situation sur le terrain, à Briançon et à Gap principalement, un lieu de discernement de nos actions et un lieu de relecture de divers textes que je signe. Aucune décision n’est prise sans en avoir débattu et sans avoir discerné ensemble la meilleure voie à prendre.
Ni mon travail en mairie avant mon entrée au séminaire à l’âge de vingt-neuf ans – j’ai été directeur de cabinet du maire de Cognac –, ni ma mission de curé recteur de Notre-Dame-de-la-Prière de L’Île-Bouchard, sanctuaire où la Vierge, en 1947, a demandé de prier pour la France et promis de donner du bonheur aux familles, ne m’ont familiarisé avec les exilés. En arrivant à Gap, je suis donc plus enclin à m’inquiéter de leur présence qu’à les accueillir. Comme prêtre, je me suis surtout engagé dans la pastorale familiale, en particulier dans la préparation au mariage, et suis donc naturellement plus tourné vers les questions bioéthiques – elles me passionnent d’ailleurs toujours et je m’y engage fortement.
La Commission diocésaine pour la pastorale des migrants est une bonne école, et la rencontre des personnes exilées me convainc rapidement que c’est la voie la plus juste. Je comprends qu’il n’y a qu’une seule humanité et une seule dignité, comme le pape François l’exprime à Marseille, qu’il s’agisse de celle des « personnes âgées isolées », de celle des « enfants à naître », de celle des personnes « plongées dans la violence » ou « contraintes de quitter leur terre». Comme le commente Mgr Christian Delarbre, archevêque d’Aix et Arles, « on ne peut pas faire le tri entre les exigences morales, parce qu’il n’y en a qu’une, et qu’elle est fondamentale. Elle est le fondement même de la foi comme de la civilisation chrétienne, qu’on ne peut défendre si on en bafoue ses principes les plus sacrés ».
Telle est la cohérence de la pensée sociale chrétienne : défendre aussi bien l’enfant à naître non désiré, le vieillard que l’on veut euthanasier, le pauvre sans domicile et l’exilé qui passe par nos montagnes. Je le conçois intellectuellement. Il me faut encore franchir un pas de plus : l’accueillir chez moi.
LA BASCULE : J’ACCUEILLE DES EXILÉS À L’ÉVÊCHÉ
Je n’ai jamais parlé à un exilé avant d’arriver à Gap. Très vite, non seulement je parle avec des exilés, mais je vis avec certains d’entre eux des rencontres magnifiques. Sans garder la chose secrète, mais sans la crier sur les toits non plus – pour ne pas paraître me vanter devant ceux qui, refusant tout accueil des réfugiés, me disent : « Vous n’avez qu’à les prendre chez vous » –, j’accueille à cinq reprises des mineurs isolés à l’évêché, car il n’y a pas assez de familles disponibles. Cet accueil est rendu possible grâce au couple en mission bénévole à l’évêché, car cela réclame de chacun une grande présence ; en effet, on ne donne pas seulement le lit et le couvert, mais on accueille des personnes, avec qui il faut partager ; or le temps me manque.
En général, c’est le Réseau Hospitalité qui me téléphone. « Monseigneur, on a deux jeunes et on n’a pas de famille pour ce soir. Pouvez vous les accueillir ? » L’accueil à l’évêché peut durer de quelques jours à trois semaines.
C’est une bonne idée de les héberger deux par deux. Je constate en effet que, même lorsqu’ils viennent de pays différents et parlent des langues différentes, les deux jeunes sont attentifs l’un à l’autre. Je me rappelle un binôme où l’un venait de se faire opérer de la jambe après une grave blessure durant son parcours, et l’autre l’aidait pour toutes les démarches. Dans un autre binôme, l’un des jeunes était en dépression (ce qu’il avait vécu était terrible – cela explique d’ailleurs bien des difficultés
psychologiques chez les mineurs non accompagnés), et l’autre jeune prenait soin de lui comme d’un frère. Après leur départ, la femme de ménage de l’évêché m’a rapporté un document de « déminorisation » que le premier venait de recevoir de la part du conseil départemental et qu’il avait laissé dans la chambre. Ce jeune n’avait plus le ressort nécessaire pour faire appel. Je me souviens aussi de cet adolescent qui m’a accompagné en pèlerinage à
Chaudun, un village disparu au-dessus de Gap. Pendant la marche, il m’a partagé son terrifiant parcours à travers le désert du Sahara, puis l’esclavage en Libye. J’avais certes entendu parler de ces traitements inhumains, mais ce n’était plus seulement une information noyée parmi tant d’autres dans un journal ; je marchais à côté d’un rescapé. Un autre avait été mis à la porte par son beau-père. Sa mère l’avait envoyé sur la route de la migration, si dangereuse… pour le sauver.
Je peux témoigner que le seul désir exprimé par ces garçons est d’aller à l’école, de rattraper ces années perdues sur la route de l’exil, d’apprendre un métier et de travailler. Ceux que j’ai accueillis voulaient être mécaniciens, le plus souvent.
C’est une grande joie de recroiser quelques-uns de ces adolescents par la suite et de voir qu’ils s’intègrent dans notre département. Je continue à prier pour eux : Ba Allah, de Gambie, et Kalilou, de Guinée ; Kadima, de Guinée, et Habib, de Guinée et de Gambie ; Sisocko, du Mali, et Ousmane, de Côte d’Ivoire ; une seconde fois Ousmane de Côte d’Ivoire et Habib de Guinée ; Éric, de Côte d’Ivoire, et son binôme, dont je n’ai pas retenu le prénom.
Ces rencontres et cet accueil à la maison m’ont libéré de mes appréhensions bien légitimes et m’ont permis de connaître l’origine de ces jeunes et les désirs qui les habitent. Elles ont libéré mon énergie, m’ont rendu attentif et disponible au drame des exilés, et m’ont fait accepter d’être « dérangé » par eux.
Merci au Réseau Hospitalité de m’avoir donné l’occasion de vivre cette expérience, comme la vivent nombre de familles d’accueil, qui témoignent combien cela a été bénéfique pour leur couple et pour leurs enfants, sans minorer les difficultés. Pour les surmonter, le mieux est d’avoir plusieurs familles qui accueillent un même binôme alternativement et qui parlent entre elles de leur vécu.